En écrivant ce texte, je sens tout d'abord le devoir, le doux devoir d'évoquer la mémoire de tous les Algériens qui se sont sacrifiés pour la libération du pays du joug colonial. Je le fais avec d'autant plus d'émotion que toute ma pensée s'oriente vers leur mémoire, la ferveur lucide avec laquelle ils traitaient les problèmes du pays. La fidélité à leur mémoire demande aux Algériens d'aborder les problèmes comme ils les ont abordés et résolus de leur vivant, avec courage, conviction, détermination, prudence, hauteur et largeur de vue. Le 20 Août est un recueillement, le retour des acteurs et des témoins qui partagent le souvenir d'une expérience qui leur a appris qu'il faut du courage pour faire leur devoir et braver la mort. Leurs frères de combat morts au champ d'honneur ne sont pas pour eux des noms sur des monuments mais des visages. La vie militante de Abane Ramdane Il est né le 10 juin 1920 A Azouza, village de Larbaâ Nath Irathen. Il obtient son baccalauréat en 1942 au collège de Blida. Il est recruté comme secrétaire-adjoint à Chelghoum Laïd (ex-Chateaudun du Rhumel) ; il l'abandonnera pour assumer la responsabilité du PPA-MLTD de la région Sétif-Béjaïa. En 1950, il accède au comité central du parti. Il fut appréhendé par la police avec 28 cadres sur les 45 que comportait l'Organisation spéciale (OS) dont la mission historique était de libérer le pays de la nuit coloniale par la lutte armée. Il a subi plus de 40 jours de torture à Béjaïa et Alger. La dignité qu'il a manifestée à ses deux procès à Béjaïa et à la cour d'Alger ,qui a confirmé sa condamnation à 6 ans de prison, lui a valu le respect de ceux qui l'ont combattu. Il a séjourné à la prison d'Ensisheimen en Alsace, où il était le seul détenu algérien, et termine sa détention à Albi où il fut chargé de la gestion de la bibliothèque. Il a beaucoup lu. Libéré le 18 janvier 1955 avec un ulcère de l'estomac consécutif à ses nombreuses grèves de la faim, car il était un détenu exigeant et autoritaire, il se rend auprès de sa famille. Son installation à Alger, fin mars-début avril 1955 par Krim Belkacem a donné une impulsion nouvelle à la Révolution dans l'Algérois. Abane a exercé de nombreuses responsabilités à Alger sous le signe du devoir et de l'honneur.Il a répondu à l'attente populaire en mobilisant toutes les forces, toutes les énergies, l'unité du peuple étant l'arme essentielle pour le combat libérateur. L'acteur principal de la Révolution est le peuple, qui écarte d'emblée tout ce qui pourrait l'altérer. Il fit appel à des partis et à des personnalités qu'il a ralliés au FLN, les Faucons et les Colombes, les Centralistes de Benyoucef Ben Khedda, l'UDMA de Ferhat Abbas, les Oulémas de Bachir El Ibrahimi. Le PCA n'a pas été intégré. La Guerre de Libération nationale déclenchée le 1er novembre 1954 est centrée sur l'héroïsme et le martyre des Algériens. Un peuple qui ne craint pas le martyre ne peut être vaincu. Le congrès de la Soummam La Révolution est l'acte par lequel le peuple, avec son propre dynamisme et fort de sa détermination, change son cheminement historique. Les deux décisions importantes du Congrès de la Soummam, dont Abane Ramdane était l'architecte, décrivent avec précision, force et clarté, la primauté de l'intérieur sur l'extérieur, la primauté du politique sur le militaire. Comme disait Che Guevara, «le devoir de tout révolutaire est de faire la révolution». Vivre libre ou mourir est la devise des révolutionnaires. En Algérie comme ailleurs, la révolution dévore ses propres enfants. La Plate-forme de la Soummam est un programme dynamique et novateur. L'Armée de libération nationale (ALN) est née dans les maquis où elle a grandi et acquis ses titres de noblesse. L'intérêt d'organiser des entités géographiques naturelles — six Wilayas, la Zone autonome d'Alger, la Fédération de France du FLN — a permis une optimisation de la mobilisation politique et militaire. Le Congrès a créé deux organismes : le CNRA, Parlement du FLN composé de 34 membres (17 titulaires et 17 suppléants) et un comité de coordination et d'exécution composé de cinq membres, le CCE : Abane Ramdane, Mohamed Larbi Ben M'hidi, Belkacem Krim, Benyoucef Ben Khedda, Saâd Dahlab. Pour Abane, le CCE est la direction de la Révolution et nul n'est fondé à contester ses décisions. Esprit vif et opiniâtre, tête pensante de la Révolution en marche, homme de pensée et de réflexion détestant les flatteries, il cherchait à savoir comment ses directives étaient lues, interprétées, comprises ou déformées. Venu du peuple, il s'est consacré au peuple, a fait des choix et s'y est maintenu, même quand s'est levée la tempête à laquelle il a fait face. Décisif, homme de talent, il allait à l'essentiel, à l'aise aussi bien dans l'analyse de la situation du pays dans tous les domaines, que dans l'étude et la solution des problèmes. Il avait une belle autorité, il n'hésitait pas à prendre les décisions les plus importantes pour la marche de la Révolution qui emportaient ses convictions. La délégation extérieure du FLN, qui réside au Caire, composée de trois membres — Aït Ahmed, Ben Bella, Khider — était intégrée aux six membres qui ont déclenché le 1er Novembre 1954, à savoir Boudiaf, Ben Boulaïd, Ben M'hidi, Bitat, Didouche, Krim. Parmi ses nombreuses critiques, l'erreur de jugement que la délégation a attribuée à Abane pour avoir élevé au niveau du CCE Ben Khedda et Dahleb (qui n'ont participé ni de près ni de loin au 1er Novembre 1954) qui était une rupture politique et psychologique avec les messalistes et les centralistes (qui ont détruit ensemble le PPA-MTLD). Abane, qui a reçu tous les dons de l'esprit, une intelligence vive et brillante, une vigoureuse rigueur de pensée, joints à un caractère qui savait être dur, très dur d'abord avec lui-même et avec les autres, détient un rôle moteur qui risque de devenir rapidement un monopole qui mettrait fin au caractère collégial et démocratique du CCE. La délégation extérieure du FLN, comme son nom l'indique, ne peut, sous peine des forfaiture, ni accuser, ni persécuter, ni hurler avec les loups, mais défendre et servir le CCE, direction de la Révolution que le Congrès de la Soummam s'est donné. Abane excelle dans l'art de la réplique, par une démonstration d'une causticité où il faut apprécier la rigueur des arguments juridiques et la férocité de l'attaque politique tient leur réponse avec aisance et autorité. La délégation extérieure a un double problème à régler, celui de l'unité dans sa composition et surtout celui de sa dépendance à l'égard du président égyptien, du «nasserisme» (lire le livre Le Courrier Alger-Le Caire 1954-1956 de Mabrouk Belhocine). Le tandem formé par Krim Belkacem et Abane Ramdane n'a pas trouvé le rythme pour s'accorder. Abane, d'une moralité sans faille mûrie par l'expérience et façonnée par les multiples épreuves, révélera la qualité de ses connaissances avec sa stratégie dans ses relations avec le gouvernement français qui doivent être secrètes, non pas celle d'un homme dont on redoute l'habilité et craint, à tort, qu'il ne trahisse, mais la démarche souveraine, un facteur déterminant de la lutte politique pour prouver à l'ennemi que l'Algérie a un chef au service de la patrie, bien enraciné dans la conscience nationale. L'indépendance nationale sera acquise par la négociation secrète d'abord, publique ensuite, ou sur le champ de bataille. La grève des Huit Jours, du 28 janvier 1957 au 4 février 1957, décidée par le Congrès de la Soummam, à l'initiative de Abane, avait pour but le recours aux Nations unies qui constitue une action en vue de l'internationalisation du problème algérien, qui doit rester jusqu'à sa solution finale sur l'avant-scène internationale et continuellement sous le feu des projecteurs. Il a fait entendre la voix de la Révolution algérienne dans tous les forums internationaux. Le CCE a quitté l'Algérie pour siéger à Tunis, pendant la Bataille d'Alger, au milieu des périls, laissant la Révolution aux mains des colonels des Wilayas. Abane n'a pas fait de serment, n'a pas laissé de testament parce que ses compagnons ont décidé de sa mort prématurée, de son assassinat. Il était grand, mais il est plus grand mort que vivant. Le guide, qui a de nombreux mérites à son actif, a cristallisé la fraternité et la haine au sens propre des termes. Il est indécent de salir la mémoire d'un homme, indigne de s'en prendre à celui qui s'est totalement dévoué à la Révolution. Le Congrès de la Soummam sera jugé à sa juste valeur, après l'établissement de la démocratie qui est l'exigence de liberté et l'exigence de justice. Etre juste, c'est parler, écrire, agir, soutenir le 20 Août 1956, qui est une cause noble. Les faits parlent, l'histoire parlera, les Algériens jugeront en leur âme et conscience. Abane laisse un lourd héritage. Un grand chapitre de l'histoire de l'Algérie est clos. Le 20 Août 1956 est mis entre parenthèses Dès son arrivée au pouvoir le 15 avril 1999, dans la pleine maîtrise de ses fonctions, le président Bouteflika, qui est d'une autre lignée que les personnages héroïques qui ont organisé le Congrès de la Soummam, est tombé dans la mégalomanie en faisant célébrer le 20 Août 1956 en même temps que le 20 Août 1955, non pas à son lieu d'origine, au village Ifri-Ouzellaguen, mais ailleurs. Et ce messiamisme a abouti à une trahison patriotique, idéologique et politique. Il a ignoré l'histoire de son propre pays, mais elle a continué à se faire sans lui et contre lui. Revient à l'esprit la critique de Saint-Just : «La révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis et ne restent que des bonnets rouges portés par l'intrigue.» Les contre-vérités s'annonçaient, timidement d'abord puis avec plus d'audace, ouvrant la voie aux falsifications importantes de l'histoire. Jamais sous le règne de ce pouvoir qui dure depuis 17 ans, le président de la République, et le Premier ministre n'ont célébré le 20 Août 1956 à la Soummam, ce qui était une attitude négative, stérile, destructrice, facteur de division. Il ne peut réparer le mal qu'il a fait. Ceux qui ont le courage — qui n'est que le prolongement de la lucidité — et la volonté de faire front à l'humiliation ont dénoncé l'amalgame qui a consisté à mettre sur le même pied d'égalité le 20 Août 1955 et le 20 Août 1956, qui ne sont ni de la même catégorie, ni du même poids, ni de la même taille, ni du même niveau. Les assimiler, c'est faire avaler des couleuvres au peuple algérien, le laissant affamé de vérité. Sellal, Premier ministre, entouré de plusieurs ministres et de la bureaucratie centralisée et centralisatrice, a célébré, le 20 août de l'année dernière, le 20 Août 1955 à Constantine et, accessoirement, le 20 Août 1956. En réalité, le 20 Août 1956 a été mis entre parenthèses. Quand le pouvoir contrôle tout et n'est contrôlé par personne, quand le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois est absent, non seulement la dégradation des libertés devient inéluctable, mais le dos est tourné aux rendez-vous de l'histoire. La question est posée : le Premier ministre sera-t-il autorisé à célébrer pour la première fois le Congrès de la Soummam qui en est à son 60e anniversaire ? Il est temps que le bon sens et la raison habitent les esprits. Longtemps ignoré, méconnu, puis rabaissé, le Congrès de la Soummam doit retrouver, avec ses 60 ans, une légitimité reconnue avec éclat. Le président Bouteflika, usé par la longévité du pouvoir et le poison des affaires de corruption, ou par tactique qui repose sur une stratégie et une vision, répondra-t-il au courant historique qu'il a longtemps nié et qui le force aujourd'hui à aller dans le sens de l'histoire contre son gré, en autorisant le Premier ministre à célébrer le 60e anniversaire du congrès de la Soummam à Ifri-Ouzellaguen ? La réponse de la population — qui entend garder sa totale liberté d'esprit, de réflexion et d'expression — et n'oublie pas que le pouvoir rappelle le régime colonial, sera exprimée sans équivoque, en toute logique, dignement et courageusement. Pour des juristes nourris de Montesquieu et de Rousseau, l'enjeu est l'existence de l'Algérie comme espace de démocratie, de liberté d'expression et de conscience, d'égalité de la femme et de l'homme dans tous les domaines. L'autonomie régionale ou régionalisation Il y a en Kabylie — là est le véritable problème — une volonté politique profonde de changement des structures des collectivités locales, avec partage des pouvoirs selon la règle : un Etat central avec des prérogatives régaliennes (défense, affaires étrangères, justice, finances, police nationale), aux régions des exécutifs élus compétents, l'éducation, la santé, l'économie, la culture, la fiscalité, la police locale, avec des moyens et des compétences. Ne pas y répondre retarderait les aspirations et les espérances manifestées. L'Algérie doit être gérée de manière décentralisée. Il s'agit de régionalisation et non de régionalisme, d'autonomie régionale nécessaire à la participation concrète et efficace des habitants à l'intérieur d'un cadre où ils partagent les mêmes traditions, le même patrimoine culturel, le même style de vie, parlent le même langage qui est la langue maternelle, ont les mêmes parcours historiques et les mêmes intérêts économiques. La prise de conscience régionale est un phénomène sain et fécond, car la région, c'est la communauté naturelle où s'implante facilement la démocratie qui est le régime de l'autorité librement consentie, un espace public recentré sur le droit et l'état de droit. Le crépuscule qui s'étend sur le système politique et le dernier pouvoir qu'il a engendré, usés par le long pouvoir qu'ils ont exercé et qui a mené le pays à la dérive, entrevoit l'aube de la démocratie qui est la séparation et l'équilibre des pouvoirs, la liberté d'expression et de conscience. L'histoire aide à déceler l'imposture et témoigne aussi qu'il n'est pas d'hiver qui ne finisse par céder la place au printemps, et que dans la situation la plus désespérée le sursaut est possible qui conclura au salut. A. Y. A. Alger, le 13 août 2016