Ce monde devenu, à raison, fou au point d'organiser sa finitude chaque jour davantage. Je commencerai par réagir à quelques réactions et propos que j'ai lus ou entendus de-ci de-là, puis je rappellerai succinctement qui est Omar Aktouf, rappeler ses faits de science, et enfin donner mon point de vue, en tant qu'économiste, sur l'importance et l'originalité des accusations qu'il porte à l'encontre des «sciences psychopathiques» que sont devenus l'économie et le management. Les réactions à son testament : entre suppliques et malveillance gratuite Il n'y a pas si longtemps, mais quatre années tout de même, dans El Watan du 22 juillet 2012 j'écrivais, lorsqu'on l'a soumis au lynchage médiatique, dans ces mêmes colonnes : «Faut-il faire taire Omar Aktouf ?»* Y serait-on arrivé aujourd'hui ? A l'usure. Comme beaucoup j'espère bien que non. Et comme beaucoup je lui lance à mon tour un solennel appel pour qu'il revienne sur sa décision et continuer à nous éclairer, à nous faire réfléchir avec la franchise, la vigueur et la rigueur qui font sa signature. La très grosse majorité des réactions et commentaires lus ou entendus depuis la publication de ce testament va dans ce sens et je m'en réjouis. Mais je me réjouis bien moins de lire ou entendre dire, entre autres, qu'il serait «déconnecté de la réalité», «gauchiste attardé», ou encore qu'il «n'apporte aucune solution», qu'il ne fait que «critiquer», tout en «crachant dans la soupe» d'un Occident où lui-même «a choisi de se la couler douce», «après avoir bien profité de l'Algérie». Que de mauvaise foi et faux procès ! Je suis atterré de voir que, sans cesse, on continue plus à s'attaquer au «messager qu'au message». Facilité et lâcheté, sinon calomnie. Je mets au défi quiconque de prouver avec un extrait quelconque de ses nombreuses publications comment et en quoi il serait déconnecté de la réalité ? Et de laquelle ? En quoi ses propos seraient preuves de «gauchisme dépassé» ? Et puis, lorsqu'on invoque l'absence de «solutions», de quelles solutions parle-t-on ? De celles qui consisteraient à «rassurer» les «élites», à dire comment, malgré tout ce qu'il dénonce, on peut tranquillement continuer à vouloir rêver de tous devenir des Bill Gates ? On lui fait là un gigantesque faux procès car des solutions il en donne à chaque bout d'analyse : il y en a par chapitres entiers dans La stratégie de l'autruche, et même dans la préface ! Il y en a dans toutes ses publications où il revient inlassablement sur les modèles scandinave, allemand, malais et j'en passe, il y en a tout autant dans cette dernière parution où il parle de «croissance zéro», «d'économie circulaire», de ce que font des pays comme l'Islande et la Suisse avec le système financier-bancaire, de revoir à fond les rôles de la finance et de l'infinie croissance du PNB, etc., etc. Ne sont-ce pas là des solutions ? Ou alors des «solutions» dont on ne veut pas ? Quant au fait qu'il aurait choisi de se la couler douce en Occident après avoir abondamment profité de l'Algérie, je renvoie qui le veut bien à la déchirante préface de l'édition algérienne de Algérie entre l'exil et la curée y lire noir sur blanc qu'il a été mis à la porte de son pays, et même que celui-ci lui est débiteur ! Omar Aktouf : un homme authentique, un grand patriote, un esprit libre et encyclopédique Des générations d'étudiants qui ont étudié ses écrits ou avec lui témoignent de l'extraordinaire qualité de son enseignement. Son principal ouvrage, Le management entre tradition et renouvellement, qui en est à sa 5e édition, est le livre de référence obligatoire en la matière à HEC Montréal depuis… 1989 ! Un record de longévité à faire verdir d'envie nombre de ses «confrères» ! Ceci à telle enseigne que l'Algérie fait venir à grands frais des «experts» canadiens, et même français, qui ont été formés par ses écrits et ses idées ! J'en ai rencontré plus d'un ne comprenant rien à l'ostracisme dont il est l'objet. Omar Aktouf n'a aucune crainte d'écrire ou dire carrément, sans détours, les choses comme il les pense. Et jusqu'à présent, nul n'a prouvé qu'il pense faux. Alors, que lui reproche-t-on ? D'être un homme authentique tout simplement. D'être un vrai patriote jusqu'à se faire montrer la porte de l'exil parce qu'il refusait compromis et compromissions. D'être un esprit libre qui, jamais, ne plie devant aucune sorte de pouvoir, aucun consensus de «profiteurs de systèmes». Y compris à HEC Montréal, il est victime de son intransigeance et de sa franchise envers les carnages du capitalisme néolibéral. Il y est un véritable «électron libre», sauvage et insoumis, honni par nombre de ses collègues, adorés par ses étudiants, traité en «vedette» en Amérique latine. Mais nul ne peut rien contre lui car ses positions, aussi choquantes soient-elles pour tous les aplaventristes de ce monde, sont toujours bétonnées, imparables, solidement documentées et démontrées, mais surtout basées sur un véritable savoir encyclopédique. Voilà qui lui vaut jalousies, envies, fiels, injures à sa personne qui n'ont d'égal, comparé à lui, que l'inculture de ceux qui le dénigrent. Je défie quiconque de ceux-là de déconstruire le puissant raisonnement (et avec quel défi en un format aussi court !) qu'il conduit à propos de l'éclairage des sciences fondamentales en matière de croissance infinie et de légitimité épistémologique de la dite «valeur ajoutée/création de richesses». Qui parmi eux en a la capacité ? Les connaissances ? L'art du discours ? La verve et la concision du propos ? Détracteurs lâchement à couvert, à vos claviers ! Chiche ! Un «fou-charlatan»… largement reconnu, sollicité et respecté ! Et un grand visionnaire Comment peut-on être «charlatan», «fou», «déconnecté», «sans solutions» et être — entre bien d'autres citations et distinctions nationales et internationales —, parmi les 75 personnalités choisies comme «contributeurs les plus significatifs à l'histoire récente du Canada» !?**, ou encore avoir été consultant, presque en dizaines d'années, auprès de gros ministères français ? De la prestigieuse agence de coopération internationale allemande GTZ ? Du gigantesque groupe Desjardins du Québec ? De la célèbre multinationale papetière Cascades ? Conférencier parmi les plus invités au Brésil, Colombie, Mexique ? C'est en connaissance de cause que je suis un soutien sans réserve de ses graves critiques adressées à l'économie néoclassique-néolibérale et son «complice», le management. Omar Aktouf interpelle l'Algérie en mettant toujours le doigt là où cela fait très mal, mais il interpelle aussi le monde. Il a vu — et écrit —, en ce qui concerne l'Algérie, bien avant tout le monde ce que nul ne voyait venir : «La décennie noire et l'inexorable chute vers le chaos de notre pays». Comme il a vu venir dès 2006 la fameuse crise des Subprimes ! La même chose, en ce qui concerne le monde, pour la mondialisation néolibérale et ses ravages : ne nage-t-on pas dans ses dégâts de partout ? Qui peut le nier ? Les tyrans grecs faisaient tuer les annonceurs de mauvaises nouvelles. Combien aujourd'hui s'acharnent à — encore une fois ignoblement ad hominem, ou lâchement à couvert — vouloir symboliquement tuer Omar Aktouf ? Mais il est terriblement en avance, et il a terriblement raison, et «ils» le savent. Sa magistrale, même si rapide et courte, démonstration de l'ineptie grave de ces fausses sciences, économie néolibérale et management, qu'il qualifie de psychopathiques, est tout simplement inattaquable. Or voilà, de mon point de vue, le pivot, le cœur, la raison d'être centrale, «LE» message poignant de ce courageux «testament». Pourquoi ne suscite-t-il, en tant que tel, aucun débat jusque-là ? Ne le comprend-on pas ? Refuse-t-on de le comprendre ? En a-t-on peur au point de se terrer derrière un silence qui en dit long ? En est-on tout simplement incapable, parce que Omar Aktouf interpelle ici le monde et l'Occident dans ce qu'ils ont de plus ancré et de sacré : leur pseudo apport de «progrès» à l'humanité qui se révèle n'être que destructions exponentielles ! Preuves scientifiques et encyclopédiques à l'appui ! (pour la gouverne de ceux qui oseraient nier les liens qu'il fait entre économie-gestion-finances et physique-thermodynamique, je signale que figure dans La stratégie de l'autruche un magistral texte écrit par un physicien, professeur émérite international et directeur de laboratoire de recherche en thermodynamique, qui atteste vigoureusement que notre Omar Aktouf a non seulement raison de faire ces liens, mais qu'il a tout simplement ouvert un insoupçonnable nouveau champ de recherche multidisciplinaire !). Je dois humblement avouer que, encore une fois, qu'avec le recul et les acquis de 30 années de pratique de gestion, je suis profondément secoué par cette titanesque analyse. J'avoue aussi que j'ai dû lire et relire, retourner au chapitre du livre La stratégie de l'autruche, fouiner ailleurs sur le sujet. Analyse qui, autant dans ses prémices que dans ses conséquences, prouve indubitablement que, à cause de pseudo sciences comme l'économie néoclassique, puis le management qui va avec, comme Aktouf le dit si bien, notre monde marche sur sa tête depuis près de deux siècles ! Finie la litanie du «bel exemple occidental» ! Démasquée sa pseudo «civilisation développée» ! Et un Nobel d'économie — quelle ironie ! — à Omar Aktouf ! Oui, personnellement, je le crois largement de ce niveau. Ce serait justice pour cet esprit libre qui enrichit la science économique par sa vision totalement nouvelle, moderne de l'économie et du développement durable.
Par Youcef Bendada Economiste (Montréal) *https://lemontrealdz.wordpress.com/2012/07/22/faut-il-faire-taire-omar-aktouf/ **http://www.hec.ca/nouvelles/2009/2009011.html)