La disparition récente de ce grand chercheur amènera peut-être certains de ceux qui l'ont aimé et admiré à s'interroger sur ce qu'on appellerait en termes ordinaires son origine algérienne (et la place qu'elle avait pour lui) — en fait, c'est plus qu'une origine que dans son cas il faut évoquer, puisqu'il a vécu dans son pays jusqu'à l'âge de 28 ans, en 1981. Il est né en effet à Skikda, le 23 avril 1953, et l'on peut d'autant mieux se fier à ces quelques dates que c'est lui-même qui les donne. Les indications autobiographiques dont nous disposons à son égard sont d'autant plus précieuses qu'elles sont rares, même s'il a publié pas moins de 35 ouvrages pendant sa trop courte vie de chercheur écrivain. C'est, comme chacun sait, à l'islam qu'il a consacré son œuvre, et surtout à ce fameux islam des Lumières auquel il tenait tellement. Mais, pour ce qui est de parler de lui-même, cet homme si affable, si disert, a toujours été d'une grande discrétion. Cependant, dans son «Dictionnaire amoureux de l'Algérie» paru en 2012, on trouve çà et là, au hasard des rubriques qui composent ce très gros livre (788 pages) des confidences, sous la forme de souvenirs et, le plus souvent, de souvenirs heureux, ce qui ne gâte rien, sur son rapport à son pays à l'époque où il y vivait. Ils apparaissent dans une admirable lumière et dans la phosphorescence de ce qu'il appelle «le bleu algérien», au milieu de retours en arrière sur plus de deux millénaires d'histoire et aussi de projections vers l'avant, sur les dernières décennies. Curieusement, car ce n'est pas fréquent pour un dictionnaire, celui-ci est donc, si l'on peut dire, personnalisé, peut-être parce qu'il arrive après deux autres de cette même série, écrits également de sa main et pour le même éditeur, Plon : un Dictionnaire amoureux de l'islam» en 2004 et un Dictionnaire amoureux des Mille et Une nuits, en 2010. On ne peut s'empêcher de penser que ces confidences s'expliquent par le sentiment d'être désormais bien avancé dans sa vie. De là viendrait notamment la saveur de souvenirs d'enfance, pour lesquels ce mot «saveur» est d'ailleurs justifié par le fait qu'ils sont souvent liés à l'image de la mère, et quelle mère n'est pas nourricière ? On ne résiste pas au plaisir de citer ici un court passage dans lequel beaucoup d'Algériens (même d'autre régions) se reconnaîtront : «A Skikda où je suis né, sur cette côte nord de l'Est algérien découpée de criques faites pour qu'on y abrite ses amours, le climat chaud du Sud rencontre la brise de noroît. Je me rappelle ces moments de bonheur lorsque, vers l'âge de neuf ans, en rentrant de l'école, je humais de loin l'odeur des sardines que ma mère préparait». Il se peut que ces souvenirs de la cuisine maternelle lui soient d'autant plus chers qu'elle fait partie de ce dont il a été privé dès l'enfance, par la mort de son père. Il s'est alors retrouvé, avec son frère cadet de deux ans, Tayeb, dans un centre d'hébergement dont il ne dit d'ailleurs pas de mal, car l'enseignement qu'il y a reçu lui a permis d'entrer en classe de 6e et de se gaver de lectures – sa principale caractéristique, sans doute dès qu'il a su lire, étant la boulimie de livres. Malek Chebel n'a jamais rompu avec l'Algérie et c'est avec beaucoup de bonheur qu'il évoque les vacances qu'il y passe chaque année. Il reconnaît d'ailleurs qu'il a peut-être une légère tendance à idéaliser ses années d'enfance et de jeunesse. Quoi qu'il en soit, on peut dire que les fragments autobiographiques de ce Dictionnaire amoureux… sont un hommage très touchant à l'Algérie des années 70 du siècle dernier, c'est-à-dire la décennie de ses 18 à 28 ans. Avant cela, ses années d'adolescence se passent au lycée Luciani, en tant qu'interne et élève particulièrement brillant tant en littérature qu'en dessin. Sa description de sa vie de lycéen, découvrant notamment le cinéma (au Rialto ou à l'Empire, tous les cinéphiles aiment appeler par leurs noms les hauts lieux de leurs premières découvertes !) pourrait être un passage d'un roman autobiographique que Malek Chebel aurait peut-être écrit s'il n'avait été autant absorbé par son travail de chercheur et par la nécessité d'en faire connaître les résultats aux quatre coins du monde, comme on dit familièrement. Puis viennent les années où il s'inscrit en faculté à Constantine (c'est lui qui emploie les termes francisés), ce qu'il date de 1974. Il ne dit pas pourquoi il s'inscrit en psychologie clinique et suit cet enseignement pendant quatre ans, mais on peut constater que beaucoup de concepts qui en viennent lui sont utiles pour le regard d'anthropologue qu'il porte sur les Algériens. Il se montre d'ailleurs extrêmement reconnaissant pour les enseignements (et les enseignants) dont il a alors bénéficié. Après sa venue en France, ses publications, importantes et nombreuses, ont connu rapidement un très bon accueil. Il est vrai que certains des sujets qu'il aborde sont particulièrement séduisants. Que l'on songe par exemple à son Encyclopédie de l'amour en islam. Erotisme, beauté et sexualité dans le monde arabe, en Perse et en Turquie (Payot, 1995). Nous en sommes arrivés au point où un tel titre ferait presque figure aujourd'hui de provocation. Pourtant, Malek Chebel n'a pas été un polémiste, sauf lorsqu'il s'y est vu forcé. L'attitude qu'il préconise fondamentalement est la tolérance et, sur ce point, il lui faut reconnaître que la différence est totale entre l'Algérie qu'il a connue dans les années 70 et celle du moment où il écrit : «Depuis peu, l'Algérien est devenu agressif à l'égard de tous ceux qui ne pratiquent pas un islam orthodoxe, plus frileux que ne l'a jamais été le sunnisme tempéré des fondateurs (…) A l'opposé de l'Algérie des années 60 et 70, la tolérance religieuse vit de très sombres moments dans le pays des conciles et de Saint Augustin.» Il n'est pas toujours facile de dater certains des voyages en Algérie, qui sont évoqués dans le Dictionnaire. En tout cas, il a gardé d'excellents souvenirs de ses passages par Tamanrasset, où il est allé notamment enquêter pour le compte de la RTA (ndlr : Radio télévision algérienne) sur la musique touareg. Dans le Hoggar, il a fréquenté également l'oasis d'Abalessa, où pourrait se trouver la tombe de la reine Tin Hinan. Ce sont des lieux dont il a apprécié ce qu'il appelle ailleurs «la douceur perdue et la quiétude des temps passés». Cette formule est révélatrice d'une tendance à ne garder de son pays natal que ce qu'il en a aimé jadis ou naguère et qu'on pourrait appeler l'Algérie de ses vingt ans. Mais au-delà de son cas personnel, il donne suffisamment d'exemples pour qu'on soit convaincu des pertes et des dommages survenus par la suite. C'est ailleurs, dans le vaste monde, à New York par exemple, qu'il retrouvait «son» Algérie, dans le goût du miel doré qui soudain venait colorer pour lui «la grisaille de la Big Apple».