C'est en 1934 que le poète andalou Fédérico Garcia Lorca (1) écrit cette complainte – A cinquo de la tarde dans sa version originale – à la mémoire de son ami Ignacio Sanchez Mejas, tué par le taureau qu'il toréait et qui reprend, sur un rythme lancinant : «Le sang, je ne veux pas le voir.» Il était aussi cinq heures, à Constantine, dans la lumineuse après-midi de ce 27 juillet quand la nouvelle a frappé la ville de stupeur et de consternation : «On a tué Azzouz.» Précisément dans le cabinet qu'il s'apprêtait à ouvrir dans la petite maison familiale de l'ex-rue Verdun. Vingt ans plus tard, ni l'incompréhension ni la colère n'ont pris de rides et les mêmes questions continuent de se poser de savoir qui pouvait désigner ce jeune médecin, à la simplicité chaleureuse, au regard malicieux, disponible et généreusement mobilisé par la détresse des plus démunis, à la haine meurtrière du terrorisme islamiste ? On ne rationalise pas un malheur absolu et de savoir de main sûre que tout dans la vie, les engagements – plus dans la vie que dans l'orthodoxie militante – du Dr Azzouz Benyahia jurait avec l'instrumentalisation criminelle de l'islam, avec l'inquisition des gardiens d'un temple qui ne fut jamais algérien, ne cautérise aucune blessure. En 1997, Constantine, et c'était le sentiment dominant, avait réglé son sort à la bête immonde et gardait en mémoire, comme un aiguillon, la mémoire de Abderrahmane Benlazhar, du commissaire Nabti et de ces officiers de l'ANP, morts en service commandé et de quels effrois renouvelés l'insoutenable assassinat de Azzouz portait-il l'annonce ? De nouveau alors conjurer les peurs, redoubler de vigilance et nommer l'ennemi, «résister, opposer l'Algérie vive et vivante au projet macabre des mercenaires en vérité sans foi». Ils furent nombreux, camarades du RCD – dont l'emblématique président Saïd Sadi –, le ministre de la Santé, militants ou non, proches de la famille qui suivirent le cortège funèbre et le furent beaucoup moins, tout au long de ces années à se retrouver autour de sa tombe. Comme la lassitude, le désir d'oubli devait nourrir le travail du temps. Il reste ceux qui ne veulent pas se résigner à l'oubli qui convoquent dans le même récit, le même refus à une confuse conciliation, le martyre des Dr Belkhenchir, Boucebci, de Hafid Senhadri et Djillali Liabès, de Cheb Hasni et de la jeune Katia, de Azzouz Benyahia et des innombrables victimes de criminels jouissant aujourd'hui de l'absolution de l'Etat. Toutes et tous dont les noms, pour reprendre le poète, «à prononcer sont difficiles». On peut avoir le sentiment lancinant que l'Algérie est toujours orpheline tant du point de vue du devoir de mémoire que du devoir de vérité, alors même que des expériences comme celle, pionnière, de la commission «Justice et vérité» en Afrique du Sud ou encore, plus près de nous, la démarche marocaine sur les années de plomb du règne de Hassan II , sont suivies avec attention par tous ceux qui du congrès de Durban à celui de Montréal interrogent les violences politiques et les politiques de pardon. Comment oublier, quand on refuse l'oubli, comment oublier quand les réseaux sociaux colportent en toute impunité les insanités de ceux qui couvrent de l'argument pseudo religieux leurs frustrations sexuelles, comment oublier quand il suffit d'une petite barbe et d'un kamis pour s'improviser imam sur un plateau de télévision ? La mémoire de Azzouz et celle de tous les martyrs nous appellent chaque jour à la vigilance, au courage quotidien.