Ce saltimbanque du verbe qui tournait en dérision, avec une tendre ironie, nos souveraines turpitudes en envoyant paître barbus et barbouzes, c'est lui. Cet homme qui donnait à la dignité un visage et à la liberté un nom, c'est lui. Ce témoin gênant qui ne mâchait pas ses mots pour dire au monde ses quatre vérités, c'est lui.C'est lui à qui l'on promettait l'enfer pour chacun de ses billets et qui répondait d'un sourire narquois en jetant à la poubelle fatwas et oukases. Ce journaliste impavide, qui vivait son métier comme une ascèse, qui dédaignait les mondanités et n'avait jamais vendu sa plume, c'est lui. Ce physicien poète qui tisonnait nos espérances ramollies avec son souffle tellurique, c'est lui. Cet ingénieur social qui respirait l'Algérie par tous ses pores et qui savait réparer nos cœurs meurtris et les outrages du sort, c'est lui. Lui qui avait le don de faire pousser les roses sur les tas de fumier et transformer les mots en chants de vie. Lui qui était tous ceux-là et bien plus encore et qui était tellement humaniste. Lui c'est évidemment Monsieur Saïd Mekbel, alias «Mesmar J'ha». Un clou de papier planté depuis vingt ans maintenant dans notre mémoire affective. Vingt ans qu'il est parti, tonton Saïd, oui. Brutalement. Sauvagement. Assassiné de sang-froid de deux balles dans la tête alors qu'il déjeunait dans une pizzeria du quartier de Hussein Dey, à quelques encablures de son journal. C'était le 3 décembre 1994. Un samedi. En faisant nos petites recherches, nous découvrons que la pizzeria en question s'appelait Errahma. Mais la pitié avait lâchement abandonné ses hôtes, ce jour-là. Mekbel a été évacué à l'hôpital Aïn Naâdja où il rendra l'âme le lendemain. Le célèbre billettiste, qui officiait à la «24» du Matin, journal dont il était également directeur de la publication depuis septembre 1993, se savait menacé. Il en était d'autant plus conscient qu'il avait échappé, quelques mois auparavant, à une tentative d'assassinat. C'était exactement le 8 mars 1994, en sortant de chez lui. Malgré cela, il continuait à habiter dans ce même quartier de Gué de Constantine où il occupait un logement de fonction, n'ayant pour toute garde que ses chiens. «Je vais chez moi par solidarité», disait-il à Monika Borgmann, journaliste et réalisatrice allemande à qui il avait accordé une série d'entretiens un an avant sa mort, qui donnèrent lieu à un livre saisissant : Saïd Mekbel, une Mort à la lettre (Tétraèdre, Paris, 2008). Mekbel confiait également qu'il avait miraculeusement échappé à un guet-apens terroriste devant un… restaurant de Hussein Dey où il était accompagné d'un photographe. Sans compter les nombreuses lettres de menaces qui s'incrustaient dans le copieux courrier des lecteurs qu'il recevait. Comme cette lettre qu'il reçut après qu'il eut créé le Comité pour la vérité sur l'assassinat de Tahar Djaout : «Lorsqu'on a su que c'était moi l'instigateur de ce comité, j'ai reçu une lettre me décrivant en détail comment on allait me tuer» (Une Mort à la lettre, p.120). «J'ai appris beaucoup de numéros de téléphone et de poèmes» Sans céder à la paranoïa, sans rien perdre de son sang-froid, de sa lucidité, il se sentait néanmoins traqué. «C'est ça qui est dur. C'est d'accepter cette peau», lâche-t-il. «La probabilité pour que l'on m'enlève est très forte, très forte», répétait-il. Et il s'y préparait mentalement, s'y préparait physiquement, jusque dans sa manière de s'habiller, de marcher, de bouger. «Si tu ne te prépares pas, tu es perdu.» Parmi les précautions qu'il prenait, il en est une qui résume parfaitement le personnage : «J'ai appris beaucoup de numéros de téléphone par cœur ainsi que de nombreux poèmes pour me tenir compagnie» glisse-t-il à la journaliste allemande (Une Mort à la lettre, p. 125). Oui, vous avez bien lu : la poésie pour lui tenir compagnie. «Je l'avais raccompagné au journal peu avant sa mort. C'était vers le mois de novembre 1994. Il faisait sombre. Il devait y retourner pour le bouclage. Il était descendu de voiture précipitamment et s'était rué vers la porte du journal, à Hussein Dey. Il n'y avait ni policier ni gardien alentour. Il regardait à droite, à gauche, comme s'il était traqué. Je n'oublierai jamais cette image», raconte Réda Bekkat, l'un des fondateurs d'El Watan, qui l'avait connu à la fin des années 1980, au moment de la reparution d'Alger Républicain. Je le croisais souvent à la Maison de la presse quand Alger Républicain y avait emménagé. Nous discutions beaucoup. C'est comme cela que j'ai appris que pendant toute la période allant de 1965 à 1989, où Alger Rep' avait cessé de paraître, Saïd tenait régulièrement sa chronique pour ne pas perdre la main, tout en étant cadre à Sonelgaz.» Et de poursuivre : «Je garde de lui l'image d'un homme affable, avenant, espiègle, avec ses lunettes et son petit sourire complice. Il était d'une douceur incroyable. Il ne haussait jamais le ton. Il avait un petit regard malicieux, une voix particulière. Il n'était pas très disert, il écoutait beaucoup. Saïd était plein de bienveillance envers les jeunes journalistes. Il accordait la même attention à ceux qui l'entouraient, qu'ils soient journaliste débutant ou vieux baroudeur de la profession. Il était très accessible. C'était quelqu'un d'unique.» Parlant du billettiste hors pair et de l'éditorialiste qu'il était, Réda Bekkat ajoute : «C'était un observateur très avisé de la vie politique, de la société. Il n'était tendre ni avec le pouvoir ni avec les islamistes.» «C'est une très grande perte. Mais cela renforçait notre conviction à poursuivre son combat.» Réda Bekkat relève que ce harcèlement meurtrier contre les gens de la profession, ces assassinats en série qui avaient décimé les rédactions dans les années 1990 «ne nous laissaient même pas le temps de faire notre deuil. Chaque semaine, le GIA assassinait un journaliste, parfois deux, trois…» Avant Mekbel, pas moins de 32 membres de la corporation avaient été tués, la liste noire ayant été inaugurée, comme on le sait, par son ami Tahar Djaout, le 26 mai 1993. «Intellectocide» Qu'on se souvienne aussi de Djilali Liabès, Laâdi Flici, Mahfoud Boucebci, Hafid Senhadri, M'hamed Boukhobza, Smaïl Yefsah, Youcef Sebti, Abdelkader Alloula, pour ne citer qu'eux, qui furent assassinés durant la même période. Un véritable «intellectocide». «Le terrorisme a fait des ravages dans l'élite et on en paie jusqu'à présent le prix», observe Réda Bekkat. «Le GIA a détruit une partie de l'élite, une autre a été forcée à l'exil. Ceux qui sont restés n'étaient pas suffisamment nombreux pour impulser, au sein de la société, un mouvement qui puisse provoquer le changement démocratique. D'où le vide que l'on ressent jusqu'à aujourd'hui.» Dans Une Mort à la lettre où il s'est livré comme rarement, on découvre un Mekbel fortement intrigué par ces liquidations en série qui ciblaient l'intelligentsia algérienne. Avec son background de physicien, il s'évertuait à démonter les rouages de cette mécanique macabre. Il était de plus en plus persuadé qu'il y avait un plan, un plan bien ficelé, pour éliminer les têtes pensantes de ce pays. Ce qu'il appellera avec son sens aigu de la formule un «terrorisme pédagogique». Il était convaincu qu'il y avait un «projet pour éliminer une certaine catégorie de la population». Pour lui, «cette frange sait ce que signifie une république, sait ce que signifie une démocratie (…), ce que représente la liberté». «C'est cette frange qui peut parler de l'avenir.» Puis il dit : «Si vous prenez tous ceux qu'on a assassinés, tous, de Liabès à Flici en passant par tous les autres, ce sont des gens qui ont toujours cherché, en plus de leur métier, à transmettre quelque chose à la jeunesse. Ces gens rencontraient les jeunes et organisaient des conférences sur la drogue, sur la jeunesse, sur la poésie, sur la communication… On a cherché à éliminer ceux qui avaient le pouvoir de transmettre. Je pense que c'est un projet qui existe toujours. Il y a des gens qui ne veulent pas que l'on transmette un certain héritage de la civilisation. Je suis persuadé de ça.» (Une Mort à la lettre, p. 30) Et d'asséner : «J'ai l'impression qu'il y a quelqu'un, qu'il y a une personne qui connaît bien, qui connaissait bien Liabès, Flici, Tahar Djaout, Senhadri, Boucebci, tout le monde, qui devait bien connaître le destin de ces gens-là et qui a bien choisi ses victimes. C'est un choix très réfléchi et qui répond peut-être, en plus, à un besoin psychique pour cette personne. Il y a un cerveau quelque part, qui choisit. Peut-être que les exécutants, ceux qui tuent, sont recrutés parmi les petits tueurs islamistes, chez les intégristes. Mais moi je pense qu'en haut, il y a des gens qui choisissent. Ces choix sont faits très froidement, c'est mon sentiment» (page 34). Il se sent, dès lors, plus exposé : «Je crois que maintenant, je suis encore plus menacé qu'avant parce que j'ai avancé sur ma découverte.» «Je veux qu'on sache que je n'ai plus peur !» Mekbel affrontera son destin avec un courage exceptionnel. Profondément affecté par l'assassinat de Djaout, il accuse fortement le coup avant de se ressaisir. «J'ai eu la chance d'avoir fait une sorte de travail intellectuel pour gérer un peu tous mes états d'âme, tous les états psychologiques que j'ai traversés», dit-il à Monika Borgmann en analysant, rétrospectivement, cette sale période. «La première manifestation a été la stupeur. Je suis resté figé. J'étais hypnotisé, j'étais paralysé, j'étais anesthésié par le terrorisme. Et pendant cette période, j'avais cette incapacité de réfléchir et de prendre une décision» avoue-t-il, avant de reprendre : «Le courage que j'ai trouvé pour lutter et trouver la force de ne pas me laisser faire vient de l'injustice que j'ai éprouvée quand Tahar a été assassiné. Ça a été un moment de révolte !» Et d'ajouter : «Actuellement, je ne me protège plus. Je pense qu'il faut que l'on sache que je n'ai plus peur. Quand je dis que je ne me protège plus, non ! Ce que je devrais dire, c'est que je maîtrise mieux ce que je fais. Je ne me cache plus, je prends des risques et je veux qu'on sache que je n'ai plus peur» (Une Mort à la lettre, p. 43). Pour Saïd Mekbel, il n'était surtout pas question de chercher refuge dans l'exil. «Je prends toutes les précautions pour vivre et je me dis que mon devoir est de tout faire pour vivre. Et il n'est pas question que je parte. S'il y a des gens qui doivent partir, ce sont les assassins, ce n'est pas nous», martèle-t-il. Il croyait dur comme fer aux pouvoirs de l'esprit face à la barbarie. Rester lucide malgré l'ampleur du désastre. C'est cette même arme intellectuelle qui le sauvera face à ses tortionnaires lorsqu'il fut arrêté en 1967, sous Boumediène, et qu'il avait passé près de trois mois à se faire «cuisiner» et «punir» pour ses idées. «Je crois qu'il y a un énorme courage intellectuel qui peut vaincre, à condition que tu restes toujours lucide», préconise-t-il en évoquant cette séquence. «Tu as beaucoup de ressources, à condition que tu te prépares, que tu aies du respect pour la pensée, du respect pour la réflexion, du respect pour ce que ton intelligence peut faire», appuie-t-il. Il se découvre, dès lors, de nouvelles ressources morales pour ne pas craquer, pour résister. «Le terroriste veut terroriser. Si tu lui montres que tu ne cèdes pas à la terreur, c'est déjà une victoire. C'est une victoire sur lui et c'est une victoire sur toi. Parce que sur toi, ça te permet de réfléchir encore plus.» Et de lâcher cette terrible phrase qui dit tout le génie corrosif de «Mesmar J'ha» et son étonnante force mentale : «Avant, je vivais. Maintenant, j'existe vraiment (…). Pour cela, je remercie le terrorisme pour ce qu'il m'a révélé sur moi-même.» Ah comme tu nous manques, Saïd Mekbel !