Lorsque la mission d'écrire devient un acte de survie, inévitablement nous ne pouvons parler de journalisme, mais de presse de combat. C'était le quotidien du journaliste algérien, et ce, durant toute une décennie. Ni les menaces de mort des groupes islamistes armés ni la répression des autorités, qui imposaient le black-out sur l'information, ne l'ont empêché de témoigner, chaque jour que Dieu fait, de l'horreur au quotidien. Les assassinats ciblés, les attentats à l'explosif, puis les massacres collectifs, à chaque fois, la polémique sur les bilans des victimes suscitent les interrogations de la classe politique et des médias. Diffusés en retard, quand ils existent, les communiqués officiels font état de bilans en deçà de la réalité. Accentuant davantage la suspicion et encourageant la propagande des partisans du « qui tue qui », en dépit des revendications claires et précises. Sur les lieux des massacres, tueries et attentats, les journalistes récoltent les témoignages et ne se limitent plus aux bilans officiels. Leurs réseaux d'information, tissés au niveau du personnel de la santé, de la Protection civile, de la police, de la gendarmerie, des militaires, des associations, des élus et des fonctionnaires, vont leur permettre de recouper les circonstances des actes terroristes pour dévoiler à la face du monde le visage hideux du terrorisme. Si pour les hommes des médias, il s'agit du devoir d'informer, pour le gouvernement, la presse ne fait que servir de propagande aux groupes armés. Un texte sur l'imprimatur L'information sécuritaire devient un sujet très surveillé par les autorités. Cinq journalistes d'El Watan vont le payer de leur liberté, en publiant au début de l'année 1993, l'information sur l'attaque d'une caserne de gendarmes à Ksar Hirane, Ghardaïa. Arrêtés, les cinq journalistes vont passer une semaine en prison, pour « divulgation d'information prématurée et atteinte au moral des troupes », avant qu'ils ne soient relâchés sous la pression nationale et internationale. Le journal, quant à lui, a été suspendu pendant deux semaines. Des comités de censure sont installés dans les imprimeries gérées par l'Etat. « Les fantômes de la nuit », comme on les appelait à l'époque, sont des policiers ou militaires en civil, chargés de passer en revue le journal, durant la nuit, avant sa parution. De nombreuses éditions sont mises au pilon, à cause d'un article faisant état d'une information sécuritaire. Une grande partie des titres a connu de telles sanctions et, dans le meilleur des cas, les responsables sont sommés de retirer un texte, à une heure tardive de la nuit, sous peine du blocage de l'édition du jour. Un texte sur l'imprimatur a été instauré de 1993 à 1997, rendant l'exercice de la profession plus difficile, en plus d'être dangereux du côté des groupes islamistes armés. Chaque jour, les rédactions sont surprises de voir un de leurs numéros mis au pilon par les « fantômes de la nuit » sans que les motifs ne soient évoqués. Des artifices sont alors trouvés pour éviter de faire l'objet d'une telle mesure comme, par exemple, se partager l'information entre plusieurs titres, rendant toute suspension ou tout blocage au niveau de l'imprimerie impossible. Les journalistes ont continué, malgré le difficile accès à l'information sécuritaire, à rendre compte de l'horreur au quotidien. Certains se sont presque spécialisés dans le décompte macabre des victimes et les récits horrifiants des circonstances des attaques. Le métier de journaliste s'est transformé en un combat pour la survie. Pour les millions de victimes, qui ne trouvent plus de tribune pour crier leur douleur, ces journalistes sont devenus des porte-voix. Mais pour les partisans du « qui tue qui », ces hommes de plume sont accusés d'être à la solde du pouvoir. En dépit des dangers de la route alors contrôlée par les terroristes, de la prison que le régime dans laquelle le pouvoir n'hésitait pas à les mettre, des poursuites judiciaires, les journalistes ont continué à faire leur métier. Celui de faire, durant toute une décennie, chaque jour un journal, avec des pages de récits sur l'horreur au quotidien que vivaient les millions d'Algériens. La jeune presse, qui a vu le jour au début des années 1990, s'est forgée dans le sang et la terreur. Ce qui la rend plus forte et plus comptable vis-à-vis des martyrs de la profession.