Retour sur ce roman écrit par un écrivain au summum de sa forme littéraire. Rencontrer un ami, un cousin, dans un aéroport, voyager avec lui sur un vol, peut s'avérer une expérience particulière sur le plan relationnel grâce au lieu clos qu'est l'avion. Ce lieu clos, entre ciel et terre, invite à un instant de liberté pour dire les choses. Rachid Boudjedra plante son dernier roman dans ce décor avec brio. Rachid, le narrateur de l'histoire, et son cousin Omar se retrouvent sur le vol Alger-Constantine qui dure moins d'une heure durant laquelle les deux hommes vont mettre au clair certains aspects de leurs vies. Rachid Boudjedra nous relie dans ce roman avec ses plus belles pages romanesques, écrites depuis 1968, avec son premier roman La Répudiation. L'an dernier, lors du colloque sur les littératures africaines à Djanet, il m'avait évoqué ce roman qu'il finissait et je sentais dans le ton de sa voix qu'il y accordait une attention particulière. Le résultat est tout simplement superbe car on y retrouve cette patte littéraire unique qui est la sienne. Tous les démons qui hantent l'écrivain se donnent rendez-vous dans Les Figuiers de Barbarie. Rachid Boudjedra qui est né dans le Constantinois et vit à aujourd'hui à Alger, transforme le vol Alger-Constantine en un voyage initiatique, un retour aux sources, non pas le retour à la région natale, mais plutôt le retour vers tout ce qui a fait le cœur et la sève de son œuvre. Ce qui est frappant dans ce roman, publié à Paris et à Alger, c'est la reprise de thèmes chers à l'auteur, d'épisodes majeurs qui parcourent toute son œuvre. Par exemple, l'image du père tyrannique, symbolique forte et marquante. Le père haï et admiré, aimé et méprisé, à cause de la mère répudiée, humiliée, est éternellement présent dans un corpus littéraire impressionnant. L'art de Boudjedra, qui n'a rien à prouver aujourd'hui, mais qui prouve que la littérature est sa vie, est justement dans cette capacité à dire les choses, à décrire des scènes de mille manières différentes. Ses fantasmes hantent toujours l'homme qui les revisite sous différents angles. Le lecteur est pris dans cette écriture en spirale, typique du romancier, dont le contrôle et la maîtrise de la langue française sont sans égal dans Les Figuiers de Barbarie. On peut affirmer cela sans la moindre hésitation car le vocabulaire est riche, juste, cinglant, la syntaxe irréprochable, d'autant plus que le texte reste authentiquement algérien. C'est tout l'art de la littérature postcoloniale, de la littérature algérienne en particulier, qui enrichit si fortement la langue française, et Rachid Boudjedra est dans la droite ligne du motto de Kateb Yacine pour qui la langue française est un « butin de guerre ». Rachid Boudjedra y veille avec élégance. Durant ce vol, la relation de Rachid avec Omar révèle son intimité, leur jeunesse, leurs études, leur engagement pour la libération de l'Algérie du joug colonial. Les deux protagonistes expriment leurs visions de la manière dont l'Algérie indépendante a évolué. L'insurrection des jeunes en octobre 1988 est le point d'orgue avec ces journées où la parole a été reprise par des jeunes de la post-indépendance. La profondeur de ce roman n'est pas dans la présentation d'évènements historiques, mais bien dans ce mélange astucieux du général et de l'intime, de l'Histoire et des histoires, des fantasmes sexuels, des fidélités et des trahisons, de l'éphémère et de l'éternel, de la vie qui suit son cours, et du présent durant le voyage. Dans Les Figuiers de Barbarie, la mémoire survole, comme l'avion, des détails non officiels de l'Histoire officielle montrant l'humain dans toute sa grandeur mais surtout dans toute sa faiblesse et ses petits calculs. La mémoire du romancier va à contre-courant d'une certaine Histoire, et c'est cela qui est salutaire et donne à la littérature tout son sens. Rachid Boudjedra est d'une grande fidélité vis-à-vis de certaines figures comme celles d'intellectuels algériens trahis, assassinés, tués comme Abane Ramdane, Taleb Abderrahmane, Fernand Yveton, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired ou Annie Steiner. Il est aussi fidèle à ces jeunes d'octobre 88. Il possède cette mémoire d'une génération d'intellectuels algériens qui veulent laisser une trace, celle d'un savoir sur les détails de l'Histoire, comme le rappel de l'arrivée de la guillotine au port d'Alger en 1842, décrite par Victor Hugo qui devient un personnage témoin d'un temps, celui du début de la colonisation de l'Algérie par la France. Cette guillotine utilisée contre les révolutionnaires condamnés à mort par la France coloniale. Des noms et des évènements tels que la finale de la Coupe de France entre Toulouse et Angers, durant laquelle le bachagha Ali Chekkal est abattu au stade de Colombes font partie du vécu du narrateur, Rachid, beau blond dans sa jeunesse et de celui de Omar, engagé dans l'Organisation pour la libération du pays et qui a porté, avec d'autres, la révolution en France métropolitaine. Le lecteur reçoit des informations régulières sur ce vol Alger-Constantine, vol de l'introspection et des règlements de comptes. Mettre les choses au clair, comprendre pourquoi les deux protagonistes sont restés célibataires, une question lancinante tout au long du roman. La réponse reste en suspens jusqu'à la fin du roman et les deux dénouent ce nœud gordien, au moins le narrateur qui comprend le pourquoi de ce célibat. La réponse est dans le roman. L'enfance, l'adolescence, l'âge adulte, les séparations et les rencontres font que ces deux amis sont liés à vie par leurs expériences communes, l'histoire, leurs liens à l'Algérie, à la France, celle des anti-coloniaux, des intellectuels et des poètes démocrates, des communistes qui ont toujours défendu la liberté des Algériens. Rachid et Omar sont des observateurs critiques de cette ère post-indépendance qui leur laisse un goût amer, eux qui rêvaient d'une Algérie équitable avec un véritable partage des richesses. Mais voilà, la corruption et la mainmise sur tout par un petit nombre, laissent pantois et désarçonnés les deux protagonistes qui ont participé à la prise de conscience que l'Algérie devait obtenir son indépendance. Les Figuiers de Barbarie est un roman fort que tous les jeunes devraient lire pour avoir d'autres visions des évènements et des choses. Un roman mené de main de maître par un Rachid Boudjedra au summum de sa forme littéraire. Rachid Boudjedra, « Les Figuiers de Barbarie ». Roman. Ed. Grasset, Paris. Pour l'Algérie : Ed. Barzakh, Alger. 2010.