ya-t-il une esthétique stable, définitive et incontournable ? Une esthétique qui obéit à des catégories logiques et raisonnables ? La littérature africaine nous offre, par sa pratique ancestrale, une autre approche et beaucoup d'éléments de réponse, pensés autrement pour ne pas dire l'antipode de la raison littéraire si raison y a dans la littérature. D'ailleurs, il très difficile d'imaginer la littérature africaine à l'extérieur de l'esthétique de la déraison et de celle d'obéir à sa propre logique interne qui vient de très loin par le biais de la transmission populaire et de l'oralité. Pour tout lecteur averti, la tradition orale est la force motrice de toute l'entreprise littéraire africaine moderne, son vrai mythe fondateur. Ce substrat est la partie silencieuse dans cette œuvre monumentale très mal connue dans notre pays ; il est aussi l'inconscient africain qui se cache entre les mots blessés par des siècles de servitude, la parole juste dans son état premier avec tout l'arsenal des vieilles croyances. Installée sur l'élément culturel populaire, la littérature africaine est d'abord une passerelle inévitable entre les gens d'une même communauté ou d'un même groupe social. Grâce à cette parole chargée de passé, qui se fait dans le fracas des expériences dures et difficiles, on peut dire le mal qui nous ronge, mais aussi cette joie jubilante qui nous émerveille et nous fait frissonner de bonheur. L'éducation de la transmission a fait de cette littérature un lieu inépuisable de connaissances et de découvertes. Elle a donné à la notion de continuité, dans l'espace et dans le temps, toute sa dimension civilisationnelle accumulative. Il n'est nullement fortuit d'avancer aujourd'hui que la littérature africaine repose essentiellement sur ce substrat invisible et riche qui lui donne beaucoup d'extension, de chair et de nouveauté. Fondée essentiellement sur cette oralité tendre et généreuse, cette littérature forme aujourd'hui l'un des socles les plus importants de la littérature universelle. D'ailleurs, les grandes littératures sont toujours traversées par ce lègue qui perd ses origines dans l'œuvre littéraire, sans se détacher de ce souffle qui vient de très loin et qui donne à l'africanité toute sa dimension humaine mais aussi sa spécificité qui dépasse la notion de négritude développée par un L. S. Sengor ou un Aimé Césaire. La littérature a le privilège d'être un lieu perméable où se rejoignent la raison insoutenable et son antipode, l'esthétique de la déraison, c'est-à-dire la magie des mots où s'entrecroisent sagesse et croyances primitives. Le monde littéraire africain fonctionne sur la base de cet ancrage populaire, mais aussi sur la logique qui s'en dégage. Un choix qui nous rappelle les grands chantiers littéraires ouverts par les écrivains de l'Amérique du Sud qui ont fait les mêmes chemins difficiles vers leurs littératures indigènes (?) indienne et autres, blasées et moquées par les colons. L'homme dans la raison sud-américaine (qui est une déraison par rapport à la logique cartésienne) peut voler et traverser les cieux, même si la gravité de la terre est contre. Fait tomber la pluie par décision et demander aux forces de la nature de le substituer et le venger contre les manifestations du mal et des injustices. Gabriel Garcia Marquez faisait planer ses personnages dans Cent ans de solitude sans se soucier d'une logique cartésienne, trop carrée pour un roman né vivant et libre. Par ce procédé, Marquez rejoint l'écriture africaine, attachée dans son ensemble à ses racines qui ne démentent jamais. Borges disait à juste titre que le passé est en nous comme une lumière jaillissante et invisible, et « chaque fois que je descends vers les profondeurs de cet héritage, je me sens moi-même, dans le présent ». C'est cette oralité qui a préservé la culture africaine de l'extinction et la mort. Le conteur en Afrique est à l'image du prophète. Il est porteur de message et possède un statut privilégié et particulier. Ses capacités de bâtir un imaginaire littéraire font de lui l'homme aimé qui sait dire, faire revivre un passé lointain et convaincre à travers les canons de la narration qui n'ont de logique qu'une finalité : un lectorat très attentif, bien préparé par les ancêtres depuis son tendre enfance. Malheureusement les périodes coloniales et post-coloniales mal assumées ont laissé des failles irréparables dans le corps de la culture africaine et ont imposé un regard colonial et indigène à la culture populaire. On ne voyait en elle qu'une sous-culture, en contradiction avec un présent imprenable et une modernité incompatible, pas facile à adopter. Pourtant, la culture populaire africaine demeure la meilleure arme avec laquelle on apprend comment se battre et comment dire les premiers mots d'amour pleins de saveur et d'humanisme. Ce sont les chants de joie dans les mariages qui donnent goût à une vie très dure, mais c'est aussi les chants funèbres, dits les soirs des grandes pertes, qui rehaussent les hommes affaiblis par les épreuves de la vie et leur donnent une certaine volonté de continuer à faire face à des drames qui ne sont pas toujours faciles à assumer. L'intérêt donné aujourd'hui à cette culture par les écrivains africains n'est qu'un retour très pensé au terroir et à la culture qui fait d'un peuple ce qu'il est et ce qu'il peut être. Il est très difficile, voire même impossible, d'imaginer une narration qui ne s'appuie que sur la culture du présent dans toute sa dimension populaire. D'ailleurs, une majorité des africanistes atteste, sans ambiguïté, que le roman africain est le fruit d'une acculturation multiple avec ses différents substrats lointains, mais aussi avec les autres cultures qui se sont imposées comme langues et cultures de conquête : le portugais, le français et l'anglais. Dathorne (Dathorne O. R. : African Literaturien the Twentieh Century, London : Heinemann, 1975) explique ce phénomène. Le roman en Afrique est la seule forme littéraire qui a pénétré par la voie de substitution et s'est imposée au détriment des autres arts existants comme le théâtre et la poésie, liés aux pratiques religieuses et qui demeurent fondamentalement africains et s'exercent dans la culture orale. Mais ce qui est formidable, c'est que cette forme de narration européenne est travestie par les efforts africains pour donner naissance à des formes plus aérées, et moins hermétiques. Les premières pratiques littéraires populaires se sont appuyées essentiellement sur les langues régionales qui demeurent la seule possibilité d'expression, très contrôlée d'ailleurs par la présence coloniale ou les pouvoirs mis en place. Malgré l'empreinte religieuse dominante sur l'ensemble des registres linguistiques, des langues comme le tounga en Zambie, le schona au Zimbabwé, le soto au Lesotho, le zoça et le zoulou en Afrique du Sud sont arrivées à créer une certaine compatibilité avec la littérature qui est l'art du profane par excellence. Thomas Morfolo (1876-1948) est l'exemple éclatant de cette mobilité linguistique. Il a publié son premier roman The Piligrim of the East en 1907. Une histoire fantastique partagée entre le religieux et la raison ; la sagesse et le savoir. Un roman très lié à une déraison littéraire, très libre dans son expression. Pour son deuxième roman, il a choisi le nom d'un petit village : Pitseng, une histoire d'amour entre deux instituteurs. En 1925, il publia son grand roman historique et épique : Chaka, vie et mort du roi des zoulous. Dans les romans de Morfolo, la rencontre entre le fantastique, la magie et la raison se font sans grande peine. Il faut s'installer à l'intérieur de ce mélange pour comprendre la finalité d'une telle pratique. En 1914, un autre écrivain, Samuel Mogayi (1875-1936) publie à son tour son premier roman en langue zoça, un roman social, avant l'arrivée des Blancs sur sa terre natale. Il existe d'autres romans dans différentes langues : le yourouba par exemple avec Daniel Oloro Nguime Fajonoy (1910-1963) qui a écrit plusieurs romans dans cette langue. D'ailleurs, il a légué à ses lecteurs, après sa mort, un très beau texte : Le Chasseur courageux dans la forêt des dieux. Dès sa sortie, il fut bien accueilli par la critique littéraire, surtout par les lecteurs. La place du fantastique est très visible sans toutefois oublier les ingrédients historiques qui sont une constante dans la littérature de Fajonoy et la littérature africaine. D'autres textes littéraires ont trouvé place dans différentes langues comme le hoça au Nigeria, en Tanzanie dans le swahli et en kikoyo au Kenya. Les langues populaires avec leurs substrats réveillent chez les lecteurs d'aujourd'hui cette Afrique si lointaine, si proche et si riche par ses pratiques linguistiques fortement assumées.