La journaliste et écrivaine, figure de la presse algérienne, a succombé, à 58 ans, ce dimanche matin à Paris, des suites d'une complication neurologique. Elle avait tenu sa maladie secrète. Sa disparition est un choc. C'est un soir sombre d'avril 2000, dans la banlieue tunisoise. Il y a dix ans. Les démocrates tunisiens sont réunis à la clinique Saint-Augustin où Taoufik Ben Brik observe sa troisième semaine de grève de la faim. Soudain, la police charge. Nous sommes pris dans le passage à tabac. Jetés dans un panier à salade. Baya Gacemi reste debout, sans broncher, devant les sbires de Ben Ali. Elle refuse de s'éloigner tant que ses deux collègues algériens sont retenus. Un quart d'heure plus tard, elle obtient gain de cause. Et rit comme une enfant de notre mésaventure : « Comme ça, vous vous laissez molester par la police tunisienne… » C'est tout Baya en un cliché. L'âme légère d'un guide de haute montagne. Inflexible et joyeuse. Entre le pessimisme de la réflexion et l'optimisme de l'action, elle avait depuis longtemps son petit penchant pour le second. Baya a témoigné de son temps et a agi pour le changer. Jusqu'à la fin. Son camarade syndicaliste d'El Hadjar, Hadj Moussa, se souvient d'une fille « pleine de cran » qui trace un sillage avant-gardiste, avec sa bande de « croque la vie ». Immersion populaire dans le quartier de la gare, où elle est née en 1952, études brillantes au lycée Saint-Augustin, elle laisse une empreinte dans sa ville, de celle qui ouvre l'espace public aux femmes. A Alger où elle poursuit des études de psychologie et de sociologie, elle affine sa sensibilité politique, réfractaire aux injustices, et d'abord au sort fait aux femmes. La fin du boumediénisme la trouve à Paris V, où elle obtient un diplôme en droit international (DESS) puis en 1983 un DES en sciences politiques, à Paris I. Le souffle long des années 1990 Baya Gacemi trouve alors son mode d'expression : le journalisme. Il l'épanouit, elle lui jure fidélité. Elle s'affirme dans Algérie Actualités, l'hebdomadaire qui raconte autrement les Algériens durant la décennie de Chadli Bendjedid, milite dans le Mouvement des journalistes algériens (MJA) contre la censure et le monopole du parti unique sur l'organisation des journalistes, récite le printemps d'Alger de l'après-Octobre 1988 dans d'innombrables articles vivants. Son âge d'or professionnel ? Baya a le souffle bien plus long. Lorsque le péril de l'islamisme armé fond sur les rédactions, elle se projette dans la résistance éthique. Cofondatrice de La Tribune en 1994 – minuit dans la décennie – elle continue d'occuper son logement à Alger et à exercer son métier sans fléchir. Sa grande proximité avec le drame de son pays ne trouble pas son sens du jugement. Elle reste journaliste. Ce qui est apprécié par des lecteurs avisés : L'Express, l'hebdomadaire français dont elle devient la correspondante. Et aussi par des écorchés de la guerre civile. Nadia, une rescapée de la Mitidja du GIA, confie sa vie à Baya. Il en naît un récit bouleversant – une rare œuvre sans manichéisme – de la tragédie d'être épouse d'un émir. Une femme au cœur de l'histoire ? Loin d'être un hasard. Baya est toujours en mode « warning » lorsqu'il s'agit de la condition des femmes. « Toutes ces années pour en arriver là ! » L'empreinte laissée à Annaba s'est propagée au pays. Parce que Baya Gacemi, la journaliste, l'écrivaine, a porté une idée de son pays qui transcende son métier. Démocratique. Elle l'a voulu ainsi : « Parce qu'aucune spécificité dans la culture arabo-musulmane ne justifie que l'on diffère l'avènement des libertés, de toutes les libertés civiques. » La connivence avec une dictature militaire « masquée et protectrice » ne lui convient donc pas. En dépit de ce qu'elle avait à perdre en tant que femme, face à l'islamisme misogyne. Baya Gacemi a parié sur l'ouverture. Elle n'a jamais succombé à la méfiance des élites. Le peuple peut assumer la modernité politique. Il faut le laisser s'exprimer. Pourtant, personne ne l'équivalait lorsqu'il s'agissait de croquer les atavismes machistes et rétrogrades des Algériens. Perception d'une autre échelle du devenir national. L'Epoque, son dernier projet éditorial, a incarné ce tendre pari : se moquer à la fois de l'autoritarisme des années Bouteflika et de la déraison des citoyens croyants qui se piétinent à La Mecque chaque saison de hadj. Une respiration libertaire qui n'avait plus son public en Algérie : « Nos lecteurs sont partis en exil », soupirait-elle avant de baisser rideau. Le prestigieux prix Ouartilane d'El Khabar lui rendra grâce, à temps, de son apport à la presse algérienne. De la campagne présidentielle de 1999 en soutien à Mouloud Hamrouche, à celle du comité pour le respect de la Constitution en 2008, Baya Gacemi a donné son énergie inépuisable pour éviter les scénarios du pire : « Nous n'avons pas vécu toutes ces années-là pour en arriver à cela », disait-elle souvent. Le troisième mandat de Abdelaziz Bouteflika a sifflé comme une réponse affirmative. Le sourire narquois toujours en prime time, Baya ne comprenait plus l'essoufflement des clercs : « Ils veulent tous que cela change, mais personne n'est prêt à bouger. » « Je vais prendre du recul, m'occuper un peu plus de moi. Je m'installe à Paris. » Pour la première fois en vingt ans de compagnonnage professionnel et militant, j'ai saisi l'esquisse furtive d'un renoncement. Nous étions très nombreux à être déjà orphelins de sa force d'agir. Cela ne ressemblait pas du tout à Baya Gacemi de partir. Pas du tout. La preuve.