Vous soulevez ici le problème du traitement de faits historiques par la fiction, qu'elle soit littéraire ou cinématographique. La lecture d'un livre est avant tout un acte individuel et revient à une relation d'éthique entre l'auteur et le lecteur. Un film risque de toucher beaucoup plus de monde et de manière collective, ce qui contribue à accroître les réactions émotives. Dans le cas de Hors-la-loi, le film a été sélectionné pour sa valeur artistique qui dépasse de loin le niveau moyen des productions actuelles. Nous sommes là en face d'une tentative d'exploitation (après tant d'autres) de l'Histoire par une minorité de politiques qui n'ont rien d'autre à offrir à leurs électeurs que la haine et la nostalgie coloniale au lieu de contribuer à bâtir un avenir dédramatisé des relations algéro-françaises. Je dois dire toutefois que cette tentative d'instrumentalisation de l'Histoire par le politique n'est pas le monopole de l'extrême droite française. Nous avons également assisté chez nous à des réactions négatives au film de Gianni Amélio sous le prétexte que le projet traitait de l'enfance de Camus. L'Algérie n'a exercé de censure ni sur Bouchareb ni sur Amélio. Qui aujourd'hui veut limiter la liberté d'expression ? Il est important de rappeler que l'auteur d'une œuvre de fiction, qu'elle soit littéraire ou cinématographique) n'est pas un historien. Je suis partisan de privilégier une approche « fictionnelle » de l'œuvre, en ne citant pas les noms exacts des personnages afin de ne pas froisser les personnes encore vivantes ou les descendants. Les historiens contrôleront les faits, ce qui permettra plus tard d'aborder les choses différemment. Spéculation Mais il faut laisser le temps au temps. L'Histoire est avant tout l'affaire des historiens. Or, de part et d'autre de la Méditerranée, des historiens sérieux se sont penchés sur le 8 Mai 45 en procédant à des recherches sérieuses et documentées qui ne relèvent pas de la spéculation ou de l'approximation. Redouane Tabet-Ainad a publié de nombreux ouvrages sur la question de savoir si oui ou non, la répression menée en 1945 par l'armée française et les miliciens européens, méritait la qualification de « massacres ». De nombreux historiens français dont Pascal Blanchard, Benjamin Stora ou encore Jean-Pierre Peyroulou ont confirmé cette qualification en se basant sur des sources françaises, algériennes et anglo-saxonnes. J'ajouterai qu'au cours de ces deux dernières années, des chaînes françaises de télévision ont diffusé des documentaires comme celui de Yasmina Adi, L'autre 8 Mai 45, dans lequel elle dévoile en particulier le rôle du gouvernement du général de Gaulle dans la répression contre des manifestants qui ne réclamaient que la liberté, l'égalité et la fraternité, qui sont après tout les symboles par lesquels la Révolution française a suscité l'espoir des peuples opprimés. Il faut également lire le témoignage poignant écrit en 1945 par Marcel Reggui, un enfant de notables de Guelma converti au christianisme et naturalisé français. Cet homme qui avait pourtant cru en l'intégration était revenu à Guelma pour apprendre que sa sœur et son frère avaient été assassinés par les milices pétainistes de la ville. Dans un ouvrage qui n'a été publié qu'après sa mort, il décrit des scènes d'horreur et de désolation. Destins contraires Ceci étant, il faudrait revenir au film Hors-la-loi dans lequel Rachid Bouchareb et son scénariste Olivier Lorelle ont tenu à raconter, à la suite d'Indigènes, l'histoire de ces appelés maghrébins qui ont participé à la libération de la France contre les forces fascistes et qui, fêtant la libération en réclamant la leur, se retrouvent à un autre genre de milices fascistes. En insistant sur l'introduction du film, on occulte le propos central des auteurs qui consiste simplement à raconter l'histoire d'une famille dépossédée, humiliée, réprimée et qui comme la majorité des Algériens ont retenu des massacres perpétrés à Sétif et ailleurs dans le pays, que la lutte armée était devenue la seule voie que leur laissait un système colonial autiste. Hors-la-loi est un film de fiction, pas une œuvre historique. Les cinéastes américains ont largement traité de la guerre du Viet-Nam et ont copieusement dénoncé les exactions de leur armée, tant en Corée, qu'au Viet-Nam ou plus récemment en Irak. Nul n'a songé à demander à Walsh, Cimino, Coppola ou Matt Damon de s'expliquer sur les faits historiques : ils racontent l'histoire d'êtres humains pris dans les mailles de destins contraires. Lorsqu'on voit le peu de films qui en France ont traité de la guerre d'Algérie depuis 50 ans, on ne s'étonne plus de cette frilosité devant la reconnaissance de faits historiques avérés. Je pense qu'il est inutile aujourd'hui de jeter de l'huile sur le feu. Il serait plus utile de dépassionner la question historique et de regarder le film de Bouchareb comme une œuvre d'art majeure qui contribuera à déclencher un dialogue capable de conduire à un travail de mémoire indispensable au dépassement des crispations actuelles. Les relations algéro-françaises méritent mieux que ce débat biaisé.