Tous les acteurs et observateurs s'accordent à dire que le processus révolutionnaire algérien ne cesse de faire évoluer la donne politique et a réalisé des acquis (annulation des élections et abandon du «5e mandat», démission du président Bouteflika, et surtout maintien sur la durée du surgissement populaire) qui doivent être renforcés et élargis. Par son caractère massif et national, son pacifisme, le mouvement populaire, transcendant les catégories sociales, d'âge et de genre, a imposé le peuple comme un acteur majeur dans un champ politique en construction. Jusqu'ici, sous couvert d'une démocratie de façade, régnait un pouvoir politique autoritaire, sous contrôle direct du haut commandement militaire et des appareils sécuritaires. Ce pouvoir n'a cessé de multiplier les manœuvres dilatoires, les tentatives de manipulation et de diversion, mais en vain. De même que les intimidations et la répression n'ont pas dissuadé les Algériens de manifester leur rejet d'un «système» usé, autoritaire et corrompu. Aujourd'hui, le pouvoir autoritaire est en crise et dans une impasse qu'il s'est lui-même construite. La dernière manœuvre en date, le maintien de l'élection présidentielle du 4 juillet, vient d'échouer lamentablement. C'est la lecture que nous pouvons faire du dernier discours du chef de l'Etat effectif. Les attaques récurrentes contre des «parties complotistes» ne doivent pas tromper. Le ton relativement ouvert, voire conciliant et l'appel à une «démarche nationale de dialogue et de concertation entre les différentes parties» pourrait être entendu s'il avait été précédé de signes d'apaisement en direction de la société algérienne. N'est-ce pas le jour même où le chef de l'Etat effectif prononçait son discours que le militant des droits humains et de la démocratie, le regretté Kamel Eddine Fekhar, détenu arbitrairement, se mourait dans une prison par négligence et absence de soins coupables car délibérées. Qu'en est-il de la mort de Ramzi Yettou à la suite de coups portés par des unités de la police ? Quid des nombreux Algériens qui croupissent en prison et dont le seul «tort» est d'avoir exprimé leur rejet du «système» autoritaire et corrompu. Le dialogue oui, mille fois oui ! Mais d'abord il faut mettre en place une instance indépendante pour que toute la lumière soit faite sur les circonstances de ces décès et que les responsables, à quelque niveau qu'ils soient, soient sanctionnés. Il faut aussi procéder à la libération immédiate de tous les détenus d'opinion et de toute personne arrêtée dans le cadre du mouvement populaire du 22 février. Le dialogue oui, mille fois oui ! Mais le pouvoir réel doit manifester une volonté réelle et sincère d'ouverture politique. Il ne peut appeler au dialogue et lui fixer un objectif, sous prétexte «de rester dans le cadre de la légitimité constitutionnelle, l'impératif de revenir au plus tôt aux urnes afin d'élire un président de la République». Comme si la démocratie devait se réduire aux élections et tout particulièrement à celle d'un président. Ne nous attardons pas sur la soi-disant «légitimité constitutionnelle» que le chef de l'Etat réel foule aux pieds allègrement en s'exprimant comme il le fait depuis les débuts du mouvement populaire. Les exégètes constitutionnalistes sollicités par le pouvoir et qui s'expriment ne convainquent que celles et ceux attachés au maintien du pouvoir autoritaire et aux privilèges qu'ils espèrent encore en tirer. La question, à ce niveau, n'est pas affaire de juristes, seraient-ils parmi les plus experts : c'est une question politique qui doit être traitée par les moyens du politique. De même que les voix politiques qui se sont exprimées favorablement à cette démarche dite de dialogue n'ont pas d'autres ambitions que de se voir proposer une place dans le nouvel échiquier que le pouvoir réel voudrait mettre en œuvre. L'ouverture politique doit aussi se manifester par la promotion des pratiques politiques non violentes, non autoritaires, respectueuses des libertés et des droits des individus et des groupes librement constitués (partis, syndicats, associations). De même qu'il faut rendre effectives la séparation des pouvoirs, l'indépendance de la justice, la liberté de la presse, l'ouverture des médias publics. Le dialogue oui, mille fois oui ! Mais le pouvoir réel ne doit pas continuer à mépriser les diverses propositions et initiatives émanant d'une société en mouvement vers sa liberté. Il doit comprendre que la société fait preuve d'une maturité politique grandissante et que ses exigences ne cessent de s'affiner. Il ne peut rejeter une phase de transition vers un Etat de droit garant des libertés individuelles et collectives, promoteur de l'égalité entre les hommes et les femmes et la justice sociale. C'est son entêtement, sa fermeture aux revendications du mouvement populaire qui génèrent les risques sur la stabilité du pays. «La création d'un climat propice à l'entente mutuelle, voire même à un dialogue serein et rationnel» (dixit le porte-parole du pouvoir de fait) doit venir du pouvoir réel lui-même. Ce dernier doit entendre la voix des différents acteurs sociaux et politiques ainsi que les collectifs de la société civile, même embryonnaire, qui se cessent de s'exprimer partout et qui ont élaboré des propositions ouvertes au débat dans cette phase de transition de fait. Enfin, le dialogue oui, mille fois oui ! Le pouvoir réel doit écouter les Algériennes et les Algériens qui revendiquent avec force un Etat civil (ni théocratique ni militaire) et donc la levée graduelle, progressive de l'emprise du commandement militaire et son bras politique (la police politique qui doit être effectivement dissoute) sur la vie politique. Un processus qui, mené à son terme sans précipitation ni excès, dans la concertation et la transparence, la garantie et la sécurité, engagerait l'Algérie dans l'édification d'un Etat de droit où l'armée deviendrait une institution au service de la nation en charge exclusive de la défense et de la sécurité de la population et du territoire. C'est d'ailleurs ce que prévoit la Constitution.
Par Ahmed Dahmani , Ahmed Dahmani est enseignant-chercheur à la retraite. Il a enseigné, en Algérie, à l'université de Tizi Ouzou puis à l'Université Paris-Sud, en France. Il a publié, entre autres travaux, L'Algérie à l'épreuve. Economie politique des réformes. 1980-1997 (Paris, L'Harmattan, Alger Casbah, 1999).