Sylvie Tissot et Pierre Tavanian viennent de regrouper les textes publiés depuis 2000 dans un recueil passionnant sous le titre Les mots sont importants, aux éditions Libertalia. Ils nous expliquent leur démarche. Comment est né le collectif « Les mots sont importants » et quels objectifs s'était-il fixés ? Le collectif est né à la fin des années 1990, à un moment où nous travaillions sur la notion de « lepénisation des esprits ». Notre livre Mots à maux. Dictionnaire de la lepénisation des esprits, sorti en 1998, était consacré aux discours sur l'immigration : discours politiques, médiatiques et intellectuels. Nous constations que de nombreux schémas de pensée issus de l'extrême-droite avaient pour une large part pénétré la classe politique dite républicaine : la droite, mais aussi une partie de la gauche. Des immigrés maghrébins ou d'Afrique noire désormais « trop différents » pour s'intégrer, un « seuil de tolérance » atteint, une « France d'en bas » prétendument importunée par une « délinquance » prétendument immigrée, un « islam obscurantiste », sans oublier le « bruit et l'odeur » : tout cela commençait à former un « air du temps » de plus en plus étouffant, entretenu. Ce sont ces processus que nous voulions dévoiler et combattre, sur le site internet lmsi.net, en 2000. Il s'agissait de montrer que la lutte antiraciste ne devait pas se focaliser sur le Front national, alors en plein essor : il fallait prendre en compte la manière dont ce parti se trouvait légitimé par le fait même que son discours était repris - et parfois même anticipé ou préparé - dans des cercles beaucoup plus larges, et plus « autorisés ». A qui s'adresse la compilation des articles que vous avez réalisée pendant ces dix ans ? A toutes sortes de publics ! Les registres d'écriture sont divers, parfois satiriques, parfois plus analytiques, mais toujours avec le souci d'éviter un niveau de langue trop technique et intimidant. Sans rien céder sur la rigueur ni sur la radicalité des analyses, nous avons voulu faire un livre grand-public, et même plaisant à lire ! Il s'adresse à ceux qui découvriront notre travail à travers une trentaine de textes représentatifs de ces divers registres et de ces diverses thématiques : non seulement les discours sur l'immigration, les formes de légitimation médiatique des réformes libérales, mais aussi les dérives sécuritaires, l'islamophobie (notamment à travers l' « affaire du voile »), sans oublier le sexisme ordinaire de nos élites « franco-françaises », pourtant promptes à se déclarer féministes dès qu'il s'agit de dénoncer le machisme des « garçons arabes »… La mise en scène, en espace, en image, à des fins de domination et de propagande des mots et la manipulation de ce que Orwell avait déjà appelé la novlangue, est-il devenu aujourd'hui, à l'université ou dans la mouvance parallèle à l'université une science critique ? On a connu « Arrêts sur images » qui n'a pas duré, pourrait-on inventer « un arrêt sur mots » ? C'est une très bonne idée ! Et d'ailleurs, notre collectif pourrait aussi bien s'appeler ainsi, puisque finalement, c'est ce que nous faisons. Cela dit, la disparition de l'émission « Arrêt sur images » montre qu'il est difficile de faire vivre durablement un tel travail critique au sein des médias dominants eux-mêmes. Du coup, la critique des médias s'est davantage développée ces dernières années dans des lieux plus alternatifs : moins à l'université que dans la presse alternative, et notamment sur un certain nombre de sites internet comme le nôtre, ou encore dans les milieux militants. Comment fonctionne la diffusion d'un tel livre ? Quel accueil a-t-il eu ? Il est trop tôt pour en dire plus sur l'accueil de ce livre, mais il est probable que les surenchères auxquelles nous assistons depuis l'élection de Nicolas Sarkozy en 2007 suscitent une forte demande de mises en perspective et d'analyses critiques. Le lancement de l'odieux débat sur l'identité nationale, notamment, nous semble révélateur : à la fois d'un gouvernement de plus en plus autoritaire, qui cherche à dicter aux citoyens leurs sujets de discussion et leur imposer leurs cadres identitaires, et d'une xénophobie qui fait aujourd'hui des ravages. Tout est fait pour séparer et opposer une population « bien française », prétendument rassemblée au sein de valeurs communes, alors qu'elle est en réalité traversée par de profonds clivages, notamment socio-économiques, et une population de « mauvais citoyens » : immigrés, jeunes de banlieue, musulmans, dont un grand nombre sont pourtant français. Nous consacrons une partie du livre à cette question.