«Vous n'avez réclamé ni gloire ni les larmes. Ni l'orgue ni la prière aux agonisants. La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans. Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre. Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand...». Louis Aragon (l'Affiche Rouge). Dans un interview à El Khabar du 10 juillet 2007, interrogé à propos de la colonisation, le président Nicolas Sarkozy déclare: «..Cela ne veut pas dire qu'il faut occulter le passé, car toute grande nation, et cela vaut pour la France comme pour tout autre pays dans le monde, doit assumer son histoire, avec sa part de lumière et sa part d'ombre, et certainement qu'il y a eu beaucoup d'ombres, de souffrances et d'injustices au cours des 132 années que la France a passées en Algérie, mais il n'y a pas eu que cela. Je suis donc pour une reconnaissance des faits, pas pour le repentir, qui est une notion religieuse et n'a pas sa place dans les relations d'Etat à Etat. Le travail de mémoire doit continuer, mais dans la dignité et l'objectivité, à l'abri des polémiques et des tentatives d'instrumentalisation politique». Pour rappel, cette «incitation à une posture de non-repentance» a été décrite voici plus de vingt ans, par Pascal Bruckner qui dénonçait dans Le Sanglot de l'homme blanc, une tendance à la contrition de l'intellectuel européen qui, accablé par des fautes qu'il n'avait pas commises, l'esclavage ou les violences du colonialisme, portait sur ses frêles épaules le faix de la honte de soi. Avec son ouvrage La Tyrannie de la pénitence, Bruckner poursuit sa critique de la jérémiade sur les «crimes de l'Occident» et enfonce le clou par un plaidoyer en faveur de l'universalisme des Lumières. Car le masochisme dont parle Bruckner, ce n'est pas seulement l'excès du repentir qu'il qualifie de «pathologie de la dette», c'est aussi une tendance à la dénégation de nos traditions libérales et républicaines.(1)(2) La plaie Pour Bruckner, la France, rongée par une culpabilité condescendante, ne parviendrait pas à assumer son passé colonial. Pascal Bruckner remue aujourd'hui le couteau dans la plaie. Une plaie plongeant notamment dans son passé colonial. Une blessure dont elle entretiendrait même soigneusement et obstinément la purulence, mue par une sorte de «masochisme» aigu. Pascal Bruckner dressait un constat, en partie similaire. S'élevant contre les «prêcheurs de honte», les «larmes suspectes», la «pitié molle», il posait le diagnostic d'une mauvaise conscience française et plus largement occidentale. L'Occident, au nom de son passé impérialiste et colonial, devait-il se sentir coupable de la misère du tiers-monde, du fossé sans cesse grandissant entre pays riches et pays pauvres? Non, répondait, sans ambages, Bruckner. Concomitante de la parution de l'ouvrage de Pascal Bruckner, la sortie sur les écrans du film Indigènes, de Rachid Bouchareb, est, elle, présentée comme la découverte tardive de la participation de 130.000 «indigènes» d'Afrique du Nord et d'Afrique noire à la libération de la France en 1944. Une réflexion qui s'inscrit dans la lignée de celle menée par le philosophe Paul Ricoeur, qui, dans La Mémoire, l'Histoire, l'oubli, soulignait que le rôle de l'Histoire est «de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d'une communauté déterminée, lorsqu'elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux souffrances des autres communautés». Mais pourquoi l'histoire coloniale cristallise-t-elle la culpabilité française? Pourquoi «le crime colonial» est-il devenu, comme l'écrit Pierre Nora, «le péché vraiment capital». «La France a tendance à exagérer tous ses défauts», ajoute Pascal Bruckner. Exagération des fautes? Benjamin Stora pense qu'il n'en est rien: «Exagération? Mais des centaines de milliers de types, aujourd'hui, dans les banlieues françaises, ne parlent que de ça: la souffrance du temps colonial. La conquête coloniale a été quelque chose de terrifiant, les historiens ont étudié et établi ce fait. Jacques Chirac a reconnu les massacres de Madagascar de 1947-1948, mais qu'on me cite un seul texte officiel qui exprime des regrets sur les exactions commises en Algérie! Le vent souffle plutôt du côté de ceux qui veulent avancer le rôle positif de la colonisation, et ont fait pour cela voter une loi»(3). On sait que les relations entre Alger et Paris ont été tendues, ces temps derniers, pour cause de glorification de la période coloniale, jugée ici scélérate. Nicolas Sarkozy exclut avec la même détermination, lui qui y voit l'expression d'une «haine de soi». Sentiment qui n'a pas eu l'heur de l'embarrasser quand il fut question de repentance envers les crimes de Vichy ou le supposé génocide arménien vivement contesté par Ankara [Turquie]. Pourtant, en se rendant le 10 mai 2007 au jardin du Luxembourg où se déroulait la commémoration de l'abolition de l'esclavage, le nouveau président français, Nicolas Sarkozy, avait surpris ceux qui avaient écouté son discours le jour de sa victoire. Il avait, en effet, évoqué qu'avec lui ce serait la fin de «la repentance», cette «haine de soi», pour reprendre son explication de ce terme. Nicolas Sarkozy épousait alors les théories ambiantes dont certaines tentent de minimiser la perception et les effets du système colonial, mettant en valeur «l'aspect positif» de la présence de la France dans ces territoires lointains...Cette ambiance qui permet à chacun de persister et de signer avec la satisfaction du devoir bien fait dans les colonies, a été portée par des journaux comme L'Express qui, comme aux plus beaux jours de l'Etat français, se sont investis de la mission de glorifier les faits de la France. «Faut-il avoir honte d'être Français?» s'interroge L'Express. Le Collectif les mots sont importants a cru bon de replacer les vrais termes du débat. Ecoutons-le: Le premier réflexe, face à une question comme «Faut-il avoir honte d'être Français?», est le refus...Non, il ne faut pas avoir honte. Il n'y a aucune raison d'avoir honte d'être Français, comme il n'y a aucune raison d'en être fier. La honte est le sentiment d'indignité que provoque la mémoire d'une faute ou d'un crime dont on se considère responsable, or, on voit mal en quoi une simple nationalité (la française comme n'importe quelle autre) pourrait être en elle-même fautive ou criminelle...Quand les autorités politiques et, plus largement, les élites de ce pays, cesseront-elles de nier ou de minimiser les crimes esclavagistes et coloniaux? Quand reconnaîtront-elles pleinement le caractère intrinsèquement criminel du projet colonial aussi bien que de l'esclavage? La réponse de L'Express consiste à reformuler la question initiale afin de la rendre inaudible, absurde ou ridicule.(4). Cette réponse en forme de fausse question permet aussi de disqualifier toute revendication concernant le passé esclavagiste et colonial, en la faisant passer pour une volonté délibérée de culpabiliser «les Français». Bref, une fois de plus, il s'agit de faire passer les victimes (du racisme passé et présent) pour des coupables (coupables de harceler, de culpabiliser, de «tyranniser» -Pour paraphraser le titre du dernier pamphlet de Pascal Bruckner- toute la population française). Il s'agit par là même d'enrôler l'ensemble des «Français» dans le camp du «Non!» -un Non à la honte, vite retraduit en Non à tout retour critique sur le passé colonial et esclavagiste. Nous pourrions en rester là, en réaffirmant notre refus d'un débat posé en termes de honte. Mais la mâle assurance de L'Express, et de tous ceux qui, comme ce magazine, refusent virilement de pleurnicher et de «se repentir», a fini par semer le doute. Reconsidérant alors la question, et bien loin de ce «courage», nous avons plutôt choisi d'assumer purement et simplement ce sentiment, la «honte»- mais une honte bien précise. Une honte dont les «adversaires de la repentance» ne soupçonnent même pas l'existence: celle dont a parlé Primo Lévi, et dont Gilles Deleuze, dans un entretien avec Claire Parnet, a souligné la profondeur: «Un des motifs de l'art et de la pensée, c'est une certaine honte d'être un homme. L'écrivain qui l'a dit, redit, le plus profondément, c'est Primo Levi. Il a su parler de cette honte d'être un homme, dans un livre extrêmement profond puisque c'est à son retour des camps d'extermination....Mais quand je parle de la honte d'être un homme, ce n'est pas seulement au sens grandiose de Primo Lévi. Chacun de nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d'être un homme».(5) Cette posture de «refus de la repentance» s'inscrit dans une longue série de déclarations «courageuses» sur l'«immigration» ou les «jeunes de banlieues», qui dure depuis plus de deux décennies. C'est à chaque fois, sur le même ton viriliste du dominant, sûr de «ses» valeurs et «droit dans ses bottes», le même refus de reconnaître les torts, en l'occurrence, le passé colonial et le présent raciste de la France.(6) La Méditerranée est notre deuxième espace de solidarité, après l'Europe, martèle le président Sarkozy, «La prospérité, la stabilité, la sécurité des deux rives de la Méditerranée sont interdépendantes. Notre histoire, notre vie culturelle, nos sociétés sont mutuellement imprégnées. Notre mer commune est aussi un enjeu écologique majeur. Ensemble, nous pouvons faire mieux pour développer les échanges commerciaux, culturels et humains, prévenir les crises et mieux gérer celles qui existent déjà ou se déclarent». Côté maghrébin, on sait que l'UMA peine à se concrétiser pour de multiples raisons dont la question sahraouie est la plus importante, et l'on se rappelle que chacun des pays maghrébins concernés a signé un accord d'association supposé instaurer des «liens privilégiés» avec l'Union européenne. Il s'avère, au fil des expériences que, si le commerce tend à s'intensifier, malgré des déséquilibres flagrants au détriment des économies maghrébines, le volet humain se caractérise, lui, par les paramètres habituels du verrouillage des frontières et de la suspicion systématique à l'égard des demandeurs de visa...Serait-ce que les enjeux, depuis la repentance, incontournable pour le peuple algérien, jusqu'à la nécessaire adéquation entre des échanges économiques privilégiés et des rapports humains non moins apaisés, s'avèrent encore aléatoires au regard d'une France qui observe toujours l'avenir par la petite lucarne?(7). Dès le 7 février 2007, Nicolas Sarkozy avait proposé la création d'une «Union méditerranéenne», à l'image de l'Union européenne! «L'avenir de l'Europe est au Sud. Nous avons trop longtemps tourné le dos à la Méditerranée», a déclaré Nicolas Sarkozy. Pour l'homme politique, le dialogue Euro-Méditerranée lancé en 1992 à Barcelone est un échec et la reconstruction de la coopération entre les deux rives est toute à refaire. Le Schuman de la Méditerranée imagine cette Union basée sur trois piliers politiques: une politique commune d'immigration choisie, une stratégie écologique avec, entre autres, une gestion commune de l'eau et enfin une politique commune de codéveloppement. On ne peut, écrit Boureni du Quotidien d'Oran, s'empêcher de nourrir le doute et de voir derrière la proposition de Nicolas Sarkozy des arrière-pensées dont les pays méditerranéens non européens, peuvent difficilement négocier les termes. Tant il est vrai que la France, et à plus forte raison celle de Sarkozy, a toujours orienté son regard vers la Méditerranée pour mieux servir ses intérêts. Nicolas Sarkozy proposait cette Union méditerranéenne sur le modèle de l'Union européenne, au sein de laquelle la Turquie jouerait un rôle central. L'immigration sera «choisie», avec en prime, 25.000 expulsions annuelles. Se prêtant à rêver en «Jean Monnet de la Méditerranée». Avec une visite réduite à quelques heures à Alger et Tunis, Nicolas Sarkozy a fait le service minimum, mardi, pour sa tournée au Maghreb. En définitive, une fois de plus, on crie à la manipulation. Comment peut-on demander à des pays, terres d'émigration, de participer à la chasse à leurs propres harraguas dans le cadre du Frontex, le bras armé de l'Europe chargé de traquer avec un matériel sophistiqué les damnés de la terre qui tentent d'accoster sur la terre des promesses. C'est se moquer du monde que de demander aussi à ces pays de servir de gardes-chiourmes pour les candidats à l'émigration en attendant que ceux du Nord viennent choisir les plus aptes à pouvoir servir au Nord, soit avec leurs neurones, soit avec leurs bras comme au temps béni de la coloniale où le recruteur négrier jugeait de la corpulence des recrues en leur examinant les mâchoires. Est-ce cela la «Mare Nostrum» des Anciens ou est-ce une diversion visant à offrir un lot de consolation à la Turquie en lui refusant l'Europe mais en lui donnant à diriger un nouvel empire «ottoman» de la misère qui va de l'Atlantique au Bosphore en longeant la Méditerranée. Nul doute que le président Sarkozy n'aura pas la partie facile. L'utopie d'un traité En définitive, à quoi aura servi cette visite puisque les problèmes de fond persistent. La France ne peut pas avoir une relation normale avec l'Algérie; trop de douleurs les séparent. On aurait pu penser que Sarkozy, qui appartient à une génération qui n'a pas connu la colonisation, sera moins enclin à y être attaché. Jacques Chirac disait que «les promesses électorales n'engagent que ceux qui y croient». Les promesses du président Sarkozy sur l'histoire, sur le fait d'assumer de ne rien regretter ni les tortures ni les enfumades du Dahra, sur le cortège de douleurs, de sang et de larmes, ces promesses, il les tiendra. Les éminences grises et les idéologues comme Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Max Gallo et les autres ont peut-être influencé le président. D'autant qu'il est admis que l'Europe se droitise de plus en plus. Elle a besoin de retourner à des valeurs. Elle s'accroche à ses mythes fondateurs. Roland à Roncevaux, Jeanne d'Arc, Bouvines, Marignane, Iena, Austerlitz et même ses faits d'armes en Algérie....C'est donc une posture normale. A l'Algérie de prendre acte et d'exclure tout sentimentalisme, fruit d'une complicité culturelle ambiguë. Pourtant, pour ne prendre que ce cas des Etats-Unis, ils ont assumé leur faute vis-à-vis du Vietnam. Le chancelier Helmut Kohl a demandé pardon à genoux pour les crimes nazis en Pologne. Nous n'avons rien à attendre de la France, comme elle n'a rien à attendre de nous. Une occasion unique a été perdue dans le sillage de «Une année de l'Algérie en France» et de l'utopie du traité qui aurait pu, d'une certaine façon, faire oublier la traite française et ses multiples facettes pendant la colonisation. C'est peut-être une bonne chose, le président Sarkozy nous demande d'une certaine façon de traiter la France comme un partenaire à part entière et non pas entièrement à part. (1)Pascal Brukner: La Tyrannie de la pénitence. éd. Grasset,2006. (2)Paul-François Paoli: L'homme blanc sanglote toujours Le Figaro: 28 septembre 2006 (3).Benjamin Stora Les Trois Exils, Juifs d'Algérie, éd. Stock, 2006. (4)Collectif: Les mots sont importants, Honte d'être Français, honte d'être un homme, À propos de la Une du magazine L'Express: «Faut-il avoir honte d'être français? sept. 2006 (5).Abécédaire de Gilles Deleuze, avec Claire Parnet, Editions Montparnasse, 2004 (6).Sylvie Tissot et Pierre Tevanian, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, Esprit frappeur, 2002. (7)Azzedine Chabane: La repentance sélective de Sarkozy. La Tribune 9 juillet 2007