Il est un piteux spectacle quand on assiste à un défilé de premiers responsables de ce pays depuis plus de deux décennies devant parader devant les tribunaux. Le citoyen lambda s'interroge sur ces individus, leur moralité, l'ampleur du phénomène sans avoir des réponses convaincantes. D'un autre côté, une fois débarrassé de ces pommes pourries, le système se croit permis de continuer à fonctionner comme avant, comme toujours. Trêve de plaisanterie, dépassons l'apparence des choses : quelques affaires médiatisées à dessein ne sauraient cacher le désastre d'un phénomène qui s'est amplifié à une vitesse inimaginable pour se généraliser à toutes les strates de la société algérienne, n'épargnant aucun secteur d'activité (éducation, santé, justice, agriculture, religion, militaire, construction, travaux publics…). Le phénomène de la corruption a dépassé l'entendement. La réflexion qui suit n'a d'autre intérêt que didactique et n'émane pas d'un juriste mais d'un universitaire préoccupé par la question de la gouvernance des organisations : il s'agit donc de décortiquer le phénomène et surtout de le replacer dans le contexte institutionnel qui, s'il ne l'a pas enfanté, n'en a pas moins rien fait pour l'enrayer voire le circonscrire. On peut même avancer qu'il l'a implicitement encouragé. Autrement dit, le phénomène de la corruption se trouve intrinsèquement lié au système de gouvernance qui prévaut dans ce pays depuis au moins deux décennies. Au-delà des nombreuses définitions juridiques de la corruption, retenons celle de l'ONG Transparency International (Rapport 2009) pour qui elle «consiste à abuser des responsabilités conférées pour s'enrichir personnellement». Cette définition, même si elle semble lapidaire, suffit. Car elle met le doigt sur la plaie, en l'occurrence les responsabilités conférées, autrement dit la manière dont est distribué et exercé le pouvoir au sein d'une organisation donnée. Cela correspond, parmi les nombreuses définitions, à celle simple que nous retenons de la gouvernance. Le système de gouvernance mis en place à l'orée des années 2000 et renforcé tout au long des deux décennies ne pouvait que promouvoir la corruption parce que précisément il a combattu la démocratie. Les trois composantes de la gouvernance (les structures ou institutions, les procédures et textes de lois, et enfin les comportementsindividuels et collectifs pratiqués). Ces trois éléments se trouvent actionnés individuellement ou collectivement pour permettre ou faciliter la corruption. La corruption peut prendre des formes variées : pots-de-vin, trafic d'influence, détournement, clientélisme, délit d'initié, extorsion, abus de biens publics et autres. Quelques exemples permettront au lecteur de se faire une idée précise Dans le secteur économique, les entreprises publiques ont le statut de société par actions : à côté du PDG, premier responsable de l'entreprise, on trouve le Conseil d'administration (CA) ; cet organe collégial délibère sur toutes les décisions importantes qui engagent l'entreprise. La composition du CA (la majorité des membres sont des exécutifs), cadres ayant une fonction salariée sous l'autorité hiérarchique du PDG, ne peuvent raisonnablement s'opposer à lui. Les autres membres externes appartiennent à des organismes plus ou moins liés à l'entreprise. Ainsi, les membres du CA ne sont pas indépendants et se trouvent sous l'emprise du PDG qui peut faire passer toute décision comme une lettre à la poste. Comment s'étonner des scandaleux dossiers quand un ministre d'un secteur stratégique (Energie) exerce la fonction de PDG de l'entreprise Sonatrach ? En outre, il préside l'assemblée générale de l'entreprise en tant que représentant de la tutelle. Ces casquettes multiples n'ont, à l'époque, gêné personne. On pourra toujours dire que l'entreprise représente ou se confond avec le secteur. Mais la confusion à ce niveau ne pardonne pas et ne se pardonne pas. Autre cas parmi d'autres, le directeur central des finances de l'entreprise est membre du conseil d'administration de la même entreprise ; par ailleurs, il préside le conseil d'administration de la filiale de l'entreprise (Tassili) ; on peut raisonnablement penser que leur rétribution (jetons de présence) fort modiques qui explique cette frénésie. Les participations croisées des dirigeants dans les organes de gestion des différentes entreprises au sein d'un secteur donné contribuent à créer un réseau étroit annihilant toute possibilité et toute volonté de contrôle ; lorsqu'il existe, il n'est que formel. Les conflits d'intérêts sont légion et toutes les dérives deviennent possibles et l'on ne se prive pas. L'absence de contre-pouvoirs fait place aux abus de pouvoir. Evoquons le cas des agences de régulation dans différents secteurs, dont celui de l'énergie. Les membres sont généralement issus du même secteur (tutelle et entreprise) ; l'indépendance de l'agence et de ses membres n'existe que dans les textes et l'autonomie de décision ne peut être que factice. Les mêmes procédures peuvent être observées dans les autres secteurs d'activité. Par ailleurs, la passation des marchés publics, malgré de nombreux aménagements de leur code, s'accompagne à chaque fois que l'occasion se présente de commissions et autres irrégularités ; comme quoi, ce n'est pas toujours la faute à la règlementation (les textes sont parfois surabondants) ; la troisième composante de la gouvernance évoquée précédemment, où les comportements des acteurs demeurent incontrôlables. Aucun secteur d'activité n'y échappe avec des préjudices plus ou moins pour la collectivité : prenons l'exemple des nombreux équipements médicaux achetés alors que la construction des locaux prévus pour les héberger n'est pas terminée voire n'a pas commencé ; comment expliquer cet empressement à passer la commande publique ? Les équipements achetés auront tout le temps de pourrir avant d'être installés au moment de leur obsolescence anticipée. Tout ça pour la santé, mais pas celle du malade. Dans ce cas précis, comment peut-on estimer le préjudice occasionné à la société algérienne ? D'un point de vue économique, il peut être considéré comme une externalité négative. Les marchés publics relatifs à la fourniture de biens alimentaires révèlent d'autres irrégularités, telles que l'état avarié des biens, la surfacturation presque systématique et autres. Corruption dans la sphère économique privée : concurrence et corruption La dimension non concurrentielle des différents marchés en Algérie (nous utilisons l'approche stratégique en se basant sur le couple produit-marché (donc autant de marchés que de produits) explique-t-elle la corruption dans les transactions commerciales entre acteurs (publics et/ou privés) ? La réponse n'est pas simple. Deux remarques s'imposent : – on peut dire que le degré concurrentiel d'un marché donné ne dépend pas de sa structure (autrement dit, le nombre d'offreurs et de demandeurs). Dans les économies développées, les relations entre les firmes sont dominées par les relations de coopération plus que par des relations de concurrence. Par conséquent, il n'y a pas de liens directs entre la corruption et la situation concurrentielle dans un marché donné. Le marché étant une construction sociale, il importe de faire participer les entreprises concernées à l'opération de lutte contre la corruption. Le marché extérieur offre des situations fréquentes, pour ne pas dire permanentes de surfacturation et l'administration se révèle incapable de lutter contre de telles pratiques dans des activités souvent monopolisées de fait ; l'ouverture à la concurrence (par l'entrée de nouveaux acteurs) pourrait réduire l'ampleur de ces surfacturations sans pour autant les faire disparaître. La loi sur l'imposition du chèque comme moyen de paiement des transactions commerciales d'un montant supérieur à 500 000 DA a été rejetée par le Parlement. Convenons avec les députés que la discrétion des transactions est mieux assurée par des sachets en plastique noirs. C'est vrai que dans les économies développées, le chèque en tant que moyen de paiement s'est effacé au profit des cartes de crédit. Seulement, la réforme financière en Algérie n'a, pour des raisons évidentes, pas dépassé le simple discours au même titre que la numérisation. D'ailleurs, ces innovations ne conviennent pas au système de gouvernance en place. Les monopoles publics (conçus pour avoir une capacité de négociation bénéfique pour l'organisme et partant pour le consommateur algérien) ont toujours fait l'objet de doutes et d'interrogations sur leur capacité à mener à bien cette mission ; l'éclatement périodique de certaines affaires confirme largement ces suspicions et confirme ce que tout le monde pense tout bas. Du coût de la corruption : bénéfice privé versus pertes socialisées Du point de vue de la collectivité, ce sont moins les coûts directs que les coûts indirects ou plus exactement les coûts d'opportunité (en termes de manque à gagner et d'opportunités perdues) qui sont les plus importants. De nombreuses études existent sur la question. Les organismes internationaux estiment que la corruption obère la croissance (un à deux points) et le développement des pays. Tout comme elle décourage les investissements directs étrangers. Cela demeure des estimations soumises à des subjectivités (un expert tunisien a estimé dernièrement que la corruption atteindrait 54% du produit intérieur dans ce pays). Au total, la facture est lourde et le développement du pays (pas seulement la croissance) s'en trouve profondément affecté (esprit entrepreneurial découragé, innovation sociale paralysée, compétences écartées au profit de la médiocratie, mal-vie et violence). Mais tout cela reste difficile à estimer. Demain : la lutte contre la corruption La lutte contre la corruption ne peut être l'apanage d'une structure exclusive (institution judiciaire) dotée de toutes les prérogatives et de toutes les compétences aussi incorruptibles soient-elles. D'ailleurs, à force de leur léthargie durant deux décennies, les structures de contrôle existantes ont dû perdre toutes leurs capacités cognitives. Il s'agit de lutter contre le phénomène de la corruption et non contre certaines figures de la corruption pour solde de tout compte et de façon ponctuelle. La dernière opération ne donnera pas plus de crédibilité à ses auteurs, parce que sélectionnée et menée dans l'obscurité par un système moribond. Les opérations curatives n'auront de portée que si elles sont accompagnées d'opérations préventives (sensibilisation, contrôles efficaces, procédures de saisine simples, lanceurs d'alerte protégés, rapports d'inspection accessibles au public qui en fait la demande) ; bref, toute la transparence possible. Il ne s'agit pas de créer une psychose sociale qui paralyserait tout esprit d'initiative, mais de définir des règles de jeu, des procédures claires et surtout veiller à leur stricte application sans concession. Bref, la lutte contre la corruption passe inévitablement par la démocratie et la transparence et une vigilance permanente de la société et de ses composantes (institutions, consommateurs, entreprises). La corruption, c'est comme un cancer qui gangrène notre société dont l'environnement institutionnel est saturé, pollué. Commençons par l'assainir.