Les vigoureuses et pacifiques manifestations citoyennes essaimées depuis le 22 février 2019 – tant mondialisées via les télés transnationales et les réseaux sociaux – sont mises en confrontation de production de sens face aux orientations et mesures coercitives prises par le Commandement militaire. De fait, une tendance lourde a résolument structuré ces derniers mois l'évolution de la production du journalisme au prisme de l'évolution politique et sociale induite par le mouvement hirak. Le travail des journalistes est soumis au poids déterminant d'une politique de communication institutionnelle, tantôt hard, tantôt soft, au diapason des discours prononcés par le général Gaïd Salah, réel et visible maître de l'évolution du pays. On sait l'air du temps mondial si porté à la montée en puissance de la communication contre le travail de production du journalisme ; la première tendant à dénaturer et formater ce qui fonde depuis des siècles les valeurs propres des métiers du droit et devoir d'informer. Ainsi, sous l'empire de l'argent (souvent de provenance sale) et de tenants du pouvoir d'Etat, les entreprises médiatiques sont soumises à des diktats plus ou moins subtils de produire d'abord des messages de communication institutionnelle, en fait de propagandes diverses à la gloire des dominants du moment. Partout dans le monde, à l'épicentre des pouvoirs politiques et de l'argent, la gouvernance exercée sur les médias est au cœur des enjeux de démocratie. Ces enjeux sont d'autant plus névralgiques que les règles de droit n'ont pas cours dans le pays, à l'exemple du nôtre. La configuration des rapports de jeux de pouvoir en le domaine en Algérie a basculé notablement à la fin mars 2019. Le pic en a été le black-out imposé à Saïd Bouteflika de passer son message via les médias audiovisuels publics prônant/imposant comme une «année du cinquième mandat». Une reprise en main vigoureuse du Commandement militaire a été opérée. Jusque-là orchestrée par le frère-conseiller du Président déchu, la feuille de route de l'agenda médiatique du pouvoir a été alignée sur l'agenda politique de la hiérarchie militaire face au hirak exigeant carrément la chute du système politique dominant. Plus de sept mois d'occupation de l'espace public, et grâce au caractère pacifique de la protesta sociale généralisée dans le pays, l'agenda de riposte du pouvoir militaire semble plus enclin aux usages de «main de fer et gants de velours». Dans ce branle-bas de combat, ordre est donné à la Gendarmerie nationale de contrôler/refouler manu militari l'entrée des citoyens dans leur capitale, Alger. Mais aussi, bien moins visible, est administrée une campagne de conquête des esprits via les médias anciens et nouveaux. Sa feuille de route a été adossée essentiellement sur les programmes d'information des télés et radios gouvernementales et l'agence de presse APS. Une fois de plus, ces médias audiovisuels démontrent leur alignement sur les discours des pouvoirs publics, piétinant tout respect de leurs missions de service public. La cinquantaine de télés privées offshore tolérées (deux de leurs patrons étant en prison pour délits de corruption) plient l'échine devant cette feuille de route ; alors qu'au début février elles fonçaient dans leurs zerdas à la gloire de Sa Majesté Bouteflika et la promotion de son 5e mandat. A ces deux pôles d'acteurs potentiels de médiatisation de l'actualité s'ajoutent deux autres : la presse écrite de droit privé ; et les médias électroniques. Une vingtaine d'années durant, le système Bouteflika a orchestré via ses ministres successifs de la Communication une politique de caporalisation de la pléthorique presse écrite. Usant de la carotte de la publicité de l'ANEP et des ardoises impayées aux imprimeries d'Etat, les pouvoirs publics ont pu ainsi disposer pour la promotion de leur image d'une forte centaine de quotidiens, appelés dans la corporation «journaux parapublics». Parmi les survivants journaux de droit privé, une petite poignée de titres continuent vaille que vaille leur résistance pour accompagner le hirak, y compris parfois contre leur hiérarchie rédactionnelle, des professionnels demeurent chevillés aux fondamentaux des métiers du journalisme. Tout comme ils ont résisté au système Bouteflika, ils refusent à présent de répercuter des messages de communication institutionnelle du Commandement militaire que la majorité des médias du pays répercutent en contre bande car brut de décoffrage, sous forme d'articles/émissions de promotion. L'avenir est dans le sens de cette multiple résistance à l'information trafiquée, génitrice de propagandes aux nouvelles formes populistes. D'autant que dans le quatrième pôle de médiatisation escompté en de possibles nouvelles et libres ressources pour alimenter le droit à l'information des citoyens, les médias électroniques et les réseaux sociaux posent dans le fond bien des questions relativisant l'optimisme de telles attentes. Pour deux raisons principales : les réseaux sociaux sont intrinsèquement porteurs de messages de communication (donc largement ouverts aux interférences de propagandes : infotox, discours de complot, etc.) et non de production de journalisme. La seconde est que les sites d'information et médias numériques (journaux, radio, TV) nécessitent malgré l'opinion galvaudée de solides investissements en ressources financières et de savoir-faire de bons professionnels. Freinées dans leur accès à la publicité, les premières entreprises algériennes du domaine demeurent encore en construction de ces atouts. Même si quelques-unes d'entre elles continuent de consolider leurs activités dans le métier et résistent y compris contre les coupures de connexion à leur site à partir d'Algérie, actes d'intimidation successifs à leur médiatisation des manifestations populaires. En traçage de l'influence de l'autorité militaire sur les usages des médias électroniques dans le pays est le dispositif d'infrastructures techniques de contrôle des télécommunications. Le décret présidentiel du 6 juin 2019 fixe la composition, l'organisation et les modalités de fonctionnement de l'Organe national de prévention et de lutte contre les infractions liées aux technologies de l'information et de la communication. C'est là l'instrument réglementaire le plus récent et capital du contrôle du domaine. Le décret déplace l'autorité d'affiliation de l'organe du ministère de l'Intérieur vers le ministère de la Défense nationale et le place directement sous l'autorité du ministre. C'est dans ce contexte de médiatisation des réalités algériennes que deux moments-clefs de la riposte du pouvoir réel contre les révoltes populaires des citoyens ont été ficelés. Plus de sept mois de contestation constante à travers tout le pays n'ont pas pour autant permis l'émergence dans l'espace public politique de figures porteuses de digne représentation du hirak au niveau national. Même si de courageuses et honnêtes personnalités, jeunes et moins jeunes en ont été le fer de lance. L'une des raisons essentielles à cela est que justement leur émergence dans l'espace public via l'espace médiatique est en opposition frontale avec l'agenda médiatique militaire. A la fin août-début septembre 2019, cette friction frontale avec l'agenda médiatique militaire s'est exprimée. Le premier moment décisif excluant les jeunes du hirak, les militants de quelques partis et de la société civile engagés contre le système Bouteflika dès son arrivée a été enregistré. Dans un tour de passe-passe de quelques semaines, ledit «panel de dialogue et de médiation» a reçu mission «officieuse officielle» (de jure l'intérimaire chef d'Etat étant dépourvu de toute autorité constitutionnelle) de sonder les origines de l'avènement du hirak. Son rapport exhibé en conférence de presse, le dimanche 8 septembre, est le produit d'un marathon de consultation de représentants de la «société civile», du hirak, d'une vingtaine de «partis politiques», choisis en résidus de la soixantaine fabriquée par le système Bouteflika, et d'une ribambelle d'associations couvées dans le même tonneau : de fait, aucune de ces organisations ne peut certifier un «score» d'adhérents prêtant à estimation fiable. Ce panel a été chapeauté par Karim Younès, ancien président de l'Assemblée nationale FLN, et ancien ministre de Bouteflika ; et a aussi coopté des universitaires chargés de lui conférer quelque crédibilité intellectuelle. Durant le scénario médiatique de l'opération, les télés et radios gouvernementales, les télés commerciales et les journaux parapublics ont adoubé cette miraculeuse «sortie de crise», d'autant qu'à la clef elle propose une «instance indépendante chargée de l'organisation de l'élection présidentielle». Instance non prévue par la Constitution en vigueur : peu importe, une loi est vite fabriquée et adoptée à la hussarde par les deux Chambres des «représentants de la nation», résidus du système Boutteflika. Et le tour de passe-passe est même sanctifié par une universitaire spécialiste du droit constitutionnel siégeant au panel. En cette sentence/fetwa : «La souveraineté populaire prime sur la volonté constitutionnelle. Aujourd'hui, celui qui détient le pouvoir constituant est le peuple, qui exige la mise en place de cette instance indépendante. Il faut donc se soumettre à sa volonté» (conférence de presse du 7 septembre 2019). On ne sait par quelle alchimie ce peuple a été si vite «sondé». Dans son aversion caractérisée à l'égard de la presse algérienne (dont de courageux et talentueux journalistes le lui rendaient si bien…), Sa Majesté Bouteflika avait décrété le 22 octobre Journée nationale des journalistes, avec à la clef un Prix du président de la République. Histoire de tenter de tordre le cou à partir d'Algérie au rituel universel du 3 mai, Journée internationale de la liberté de la presse. Une officine de sélection réunissant douktours et experts es-journalisme y a été commise pour distinguer les bons professionnels. Et, comme de juste, en le même jour du 22 octobre 2018, a été aussi lancée une impitoyable chasse aux cybernautes algériens décidés à ne pas laisser advenir la calamité du 5e mandat. L'acharnement du président mégalomane contre la liberté de la presse et le bétonnage de sa feuille de route médiatique ont, deux décennies durant, mis hors champ d'investigation des journalistes (et du système de justice dévoyé) la monstrueuse prédation menée contre le patrimoine national par sa famille et ses comparses. Dans le nouvel ordre médiatique instauré contre le mouvement populaire hirak, ce serait une injure suprême de renouveler la mascarade bouteflikienne contre les journalistes algériens.