Il avait écrit : « on ne peut, en effet, attendre d'un seul homme l'ensemble de qualités qu'une telle entreprise requerrait de son responsable. » Frenda. De notre envoyée spéciale La traduction du Coran, à laquelle il s'est essayé durant 16 ans, aura marqué d'un sceau audacieux et novateur le monde musulman. En ce 4 juin 2010, Frenda s'est souvenue de Jacques Berque, né 100 ans plus tôt… L'homme En 100 ans, Frenda n'a pas dû beaucoup changer. Du moins, en témoignent les photos de l'époque. Sa position sur les hauts-plateaux lui confère la générosité d'un soleil toujours là. Les étendues de blé jaune murmurent quelques fables au contact du vent. Des fables sur d'anciennes prises avec les romains qui trouvèrent, là, de quoi alimenter l'Empire en céréales. Des contes qui rappellent la dominance des berbères dans ces hameaux escarpés que quelques oueds se proposaient d'enrichir. Frenda fut le temple d'une histoire tumultueuse, à laquelle Ibn Khaldoun y consacra quatre années paisibles de sa vie. Mais, plus proche de nous, Frenda jalousement distancé de Tiaret, a entendu le premier cri du fils d'Augustin Berque. Un cri dont elle se flatte d'avoir été le premier témoin. Jacques Berque est né à Frenda où il apprit l'arabe puis le coran. Il s'instruisit auprès de Habib Seghier El Djebli. Peut-être est-ce là qu'est née la passion de l'arabe. « La langue est, chez les Arabes, si l'on peut risquer l'expression, phénomène social sur-total. Non seulement elle exprime et suggère, mais elle guide, transcende », écrivait Jacques Berque. Alors agrégatif de lettres classiques, il renonce à sa carrière d'enseignant et rentre en Algérie en mai 1932. Il part sur les hauts-plateaux du Hodna et écrira son premier article qui paraîtra quatre ans plus tard dans Revue africaine. Puis, il embrasse la carrière administrative en mars 1934. De sa vie au Maroc, il occupera divers postes comme contrôleur civil des tribunaux indigènes marocains, puis adjoint municipal à Fès. Il devient chef d'annexe dans le Gharb et gagne le service politique du protectorat à Rabat en 1943. Il finira sa carrière d'administrateur colonial en 1953 en tant que contrôleur civil. C'est en 1957 qu'il entre au collège de France où il occupera la chaire d'histoire sociale de l'islam contemporain. En 1982, il débute la traduction exégétique du Coran qu'il achèvera en 1995. Il meurt le 27 juin 1995 à Saint-Julien-En-borne, dans les Landes françaises. Tout le long de sa vie, Jacques Berque prendra position et prônera une solidarité entre les peuples de la méditerranée. Il dénoncera la position européenne tendant à tourner le dos au bassin méditerranéen et répondra aux questions liées à l'immigration, tout en dénonçant l'occupation israélienne en Palestine. De fait, Jacques Berque pose la question du devenir de l'islam et se fera remarquer dans son essai de traduction du Coran « par sa culture des peuples et ses connaissances linguistiques ». Mais, surtout, il traduira le Coran sans les balises et les chaînes que le monde arabo-musulman semble traîner depuis des décennies. Dans un contexte où l'islam se confondait déjà avec islamisme et où le racisme avait atteint son paroxysme (guerre du Golfe), Jacques Berque redonne toute sa dimension à l'arabe et à l'arabité, sans complaindre ces peuples dans des héritages dépassés. Il dira lors d'un échange en 1993 : « Est arabe, (…), tout ce qui apparaît comme antique, comme authentique, comme survivant à toutes les déformations, à toutes les adaptations : bref, un trésor soustrait à l'histoire et que celle-ci n'a pu que dilapider ou aliéner, qu'il faut donc reconstituer, dès que faire se pourra, et rendre à sa première splendeur. Est arabe, en second lieu, ce qui est unitaire, ce qui correspond ou s'appelle d'un bout à l'autre d'une sorte d'échange planétaire. Cette unité n'est pas un constat. C'est un vœu, un postulat. » La fondation Frenda ne peut que s'enorgueillir d'avoir vu naître l'historien, l'islamologue, le sociologue, le poète Jacques Berque. La fondation jacques Berque, située à Frenda, domine les plaines céréalières n'ayant panorama que sur quelques vestiges archéologiques. Et jacques Berque ne l'avait pas oublié. La fondation qui porte son nom est également une bibliothèque dans laquelle on peut trouver les ouvrages de l'islamologue, mais également des livres qu'il a lui-même donnés. En réalité, c'est son épouse, lorsqu'il décéda, qui les a offerts à Frenda, en accord avec la volonté du défunt. Extrait d'une lettre de Julia Berque : « A la mort de mon mari Jacques Berque, il y a un peu plus d'un an, je me suis trouvée dépositaire de ses archives de travail. Or, il parlait souvent de la ville de Frenda et de sa volonté d'y voir installer ses archives et la partie en arabe de la petite bibliothèque qu'il avait formée après son départ du Collège de France (...) Je suis très heureuse de pouvoir accomplir le souhait de J. Berque en faisant ce cadeau à Frenda, sa ville, dont il me parlait si souvent. je garde un souvenir ému de la dernière fois où nous y sommes allés tous ensemble, lui, notre fils et moi- même. » (...). Quelque 30 000 ouvrages ont été donnés par Jacques Berque à Frenda, rapportaient les journaux de l'époque. Disposés à l'intérieur de la bibliothèque-fondation, les ouvrages servent de support aux étudiants. Dès l'entrée, la bâtisse affiche quelques clichés, en noir et blanc, de Jacques Berque. Des notes viennent expliquer ou commenter les photos exposées. près des rayons des livres de l'auteur, une étagère présente d'autres ouvrages donnés, eux, par l'ambassade de France à Alger. M. Mahmoudi, qui a connu Jacques Berque à la Sorbonne, revient d'une visite durant laquelle il avait guidé quelques touristes étrangers venus pour les vestiges. Tous convergent vers ce point de rendez-vous, situé au milieu des plaines de blé pour tantôt visiter les grottes où Ibn Khaldoun écrivit ses moukadimates, tantôt philosopher sur le devenir de l'islam lors d'une halte à la Fondation. Les Affaires religieuses Le ministre des affaires religieuses est passé à la Fondation pour commenter l'influence de la fondation. Pourtant, les salons du livre se suivent et se succèdent sans pour autant introduire d'ouvrages de Jacques Berque et tout particulièrement l'essai de traduction. Jacques Berque a écrit en avant-propos de son essai de traduction du Coran la phrase qui suit : « A des connaissances philologiques sérieuses, à une information poussée tant sur l'exégèse du texte que sur ses incidences vécues, devraient se joindre une certaine intuition spirituelle, le sens critique de l'histoire, la sensibilité littéraire et l'aptitude à faire passer dans la langue d'arrivée un peu de la vibration de l'original. Que dire de cet effrayant cumul ? Qui peut avoir la prétention d'y aspirer soi-même, ou l'insolence de l'exiger d'autrui ? Faut-il donc s'en remettre à la constitution d'équipes encore à venir ? Ou tout nouveau traducteur doit-il s'excuser de l'aventure, mieux : de l'attentat ? » L'attentat, aujourd'hui, consiste plutôt à ne pas mettre à la disposition de tous les ouvrages de Jacques Berque. Son essai de traduction dénote de nombreuses autres traductions reconnaissables pour livrer les mêmes tendances. Jacques Berque ne se laisse amadouer par aucune influence. Il en prend connaissance et peut se joindre à certaines écoles pour certains versets, certains mots, certaines tournures grammaticales, mais il s'est donné le pouvoir de s'affranchir pour approcher, selon lui, au plus près du texte originel. Son essai a été applaudi par tout le monde musulman, un monde pourtant en perte de vitesse et dont les dogmes et les pensées se figent depuis plusieurs dizaines de décennies. Jacques Berque a brillé pour avoir introduit du nouveau et pour permettre le débat. Un débat mort dans l'œuf qui n'a pas eu l'effet propulseur qu'on aurait pu attendre. Ainsi, et il le donne en exemple, « pourquoi préférer, pour mushrikin, à mes ‘‘associants'', traduction littérale, les ‘‘associationnistes'' de tel confrère ? Je me rends compte cependant que ‘‘bel agissant'' pour ‘‘muhsin'' soulèvera des réserves. On voudra bien observer que cette locution permet de regrouper ce qualificatif avec le substantif et le verbe arabe de même famille : ihsän et ahsana, qui ne sont pas sans évoquer une sorte d'irradiation des conduites humaines par l'éternelle beauté ». Les ministères des affaires religieuses et celui de la culture n'ont pas répondu à nos interrogations. Conjointement associé dans l'absence d'ouvrages divers et variés sur l'islam et le monde arabe, qui d'autre interpeller ? Mais l'heure n'est pas à la complainte ni à aucun remaniement d'aucune sorte. Heureusement, Jacques Berque a laissé des ouvrages. Mais il faut aller à Frenda.