L'économie algérienne à fin 2019 était fortement affaiblie, en raison essentiellement des décisions stratégiques des anciennes autorités de financer le choc pétrolier de 2014 et perpétuer le modèle de consommation basé sur la rente pétrolière au lieu d'entamer de véritables réformes pour jeter les bases d'une véritable économie de production. C'est dans cette position de faiblesse que le pays face à un choc exogène puissant, à savoir la pandémie du coronavirus et son prolongement économique international que de très nombreux spécialistes s'accordent à dire qu'ils seront d'une ampleur plus importante que le choc de 2000 ou égaler la dépression de 1929 si la contagion du coronavirus n'est pas contenue au cours du second trimestre. De plus, notre pays doit affronter un choc pétrolier déclenché par l'Arabie Saoudite et la Russie. La baisse des recettes d'exportation affaiblira notre balance des paiements, réduira nos recettes fiscales, mettra la pression sur les finances publiques et se répercutera sur le reste de l'économie. Face à ces chocs violents, notre économie va s'affaiblir davantage, car nos marges de manœuvre pour absorber leurs impacts restent très limitées, car (i) la production nationale est loin d'avoir la diversité et le volume que dicte la structure de consommation créée par l'ouverture économique des vingt dernières années ; (ii) les réserves financières sont insuffisantes au moment où nous devons faire face à un accroissement des dépenses de santé publique exceptionnelles appelées par l'épidémie actuelle et une hausse des importations de matériels sanitaires et produits alimentaires déclenchée par la sécheresse sévissant dans le pays ; et (iii) notre capacité à générer des ressources additionnelles ou accéder à des financements extérieurs à court terme pour financer le rebond sont inexistantes à ce stade. Par conséquent, certains des dommages causés à l'économie ne pourront pas être réparés et nous devons donc compter d'abord et avant sur nos propres ressources domestiques et réserves de change limitées pour gérer ces chocs mais aussi sur un certain nombre de sacrifices pour nous en sortir. La stratégie doit s' articuler autour de 2 volets : (i) le volet urgence focalisant l'attention sur la gestion de la crise sanitaire et de son prolongement économique afin de sauver des vies et limiter les effets sur notre outil de production ; ce qui demande une première évaluation macroéconomique des effets des 2 chocs afin de concevoir des mesures appropriées ; (ii) une fois la crise sanitaire surmontée, il faudra désormais –et nous n'avons plus le choix– mener des réformes ambitieuses et incontournables pour conduire la transition du modèle économique insoutenable alimenté par la rente pétrolière à un modèle économique compétitif basé sur la production élargie, et de nature inclusive. Les chocs sont trop profonds pour être gérés uniquement à coup de loi de finances rectificative ou de simples mesures économiques et financières uniquement. Il faut désormais impulser un sursaut national pour sortir le pays de la combinaison extraordinaire de trois chocs sanitaire, économique et pétrolier, ce qui passe par un large consensus social, économique et politique, dont il faut dessiner immédiatement les contours car des sacrifices importants nous attendent. Quelles sont nos marges de manœuvre pour résister et faire face aux chocs ? Y a-t-il des sources de revenus complémentaires immédiates ? Peut-on espérer un retournement du marché pétrolier international et accroissement du volume de nos exportations ? La réponse est négative, car d'une part le surplus de l'offre est considérable et d'autre part, les expériences du passé montrent que les luttes pour les parts de marché restent longues. Peut-on compter sur le développement du gaz et pétrole de schiste ; solution à moyen terme avec tous les risques associés et surtout le refus de la population. Peut-on recourir à l'endettement international comme semblent le préconiser certains experts ? C'est une option à considérer, car la mobilisation de l'épargne étrangère est incontournable pour développer le pays. Toutefois, une incursion sur les marchés financiers internationaux et/ou la requête pour des financements de projets demandent une préparation minutieuse des dossiers, mais surtout disposer d'éléments de référence qui inspirent confiance aux créanciers étrangers sur le titre Algérie, notamment : (i) une stratégie à moyen et long terme qui offre au monde entier la visibilité économique à moyen et long terme du pays ; (ii) une stratégie claire de gestion de la dette publique qui précise entre autres les usages productifs des emprunts ; et (iii) des indicateurs de dette qui inspirent confiance aux créanciers sur la capacité du pays à rembourser. Par ailleurs, du fait de la grave crise sanitaire, les conditions de financement se resserrent partout dans le monde et excluent les pays émergents et en développement du marché financier international. Le seul recours international aujourd'hui pour de nombreux pays, y compris l'Algérie est le FMI qui peut apporter un appui financier dans le contexte de la facilite appelée Instrument de financement rapide (IFR). L'aide financière dans le cadre de l'IFR est fournie sous la forme d'achats directs sans besoin d'un programme de réformes au préalable (1 à 2 milliards de dollars pour notre pays) mais le pays est tenu de coopérer avec le FMI pour s'efforcer de résoudre ses difficultés de balance des paiements et de décrire les politiques économiques générales qu'il se propose de suivre. Des actions préalables peuvent être nécessaires lorsque cela est justifié. Une option à ne pas retenir. Quelles sont les conséquences macroéconomiques pour l'Algérie et les mesures urgentes ? La contagion du coronavirus et l'érosion continue de la valeur de notre richesse nationale (le pétrole) est une combinaison inégalée et inopportune de deux chocs extérieurs de grande ampleur qui vont ébranler notre pays qui est déjà dans une situation économique et sociale très difficile. Pour gérer la phase d'urgence, la première tâche incontournable est de procéder à un bilan macroéconomique pour concevoir des mesures idoines. Ce premier travail (tableau ci-dessous) nous donne un ordre de grandeur des impacts à attendre. Sur le plan extérieur, à 21 dollars le baril, nos recettes d'exportation de pétrole passeraient de 32 milliards à 13 milliards de dollars, soit un manque à gagner de 19 milliards de dollars. Sur le plan budgétaire, les recettes chuteraient de 20% par rapport aux prévisions du budget de 2020 (6289 milliards de DA). En conséquence, et en l'absence de mesures correctives, les déficits de nos finances publiques et de nos comptes extérieurs vont se creuser de 5 points et 7 points de pourcentage du PIB, respectivement. Un choc significatif qui ne manquera pas de réduire la croissance économique (0,5 point de pourcentage) et tailler dans nos réserves de change (7 milliards de dollars de plus à consommer pour combler un trou additionnel). Pour 2021, les perspectives sont également sombres si rien n'est fait. Quelles sont les mesures possibles à court terme ? Sur la base du bilan ci-dessus que fait-on ? Politique budgétaire : sur le plan des recettes, à l'exclusion de l'élargissement de l'assiette qui n'est pas opportun dans le climat actuel, les seules pistes réalistes éventuelles actuellement sont une réduction des exonérations, notamment la TVA (potentiel complémentaire de 500 milliards de DA suivant diverses estimations) et l'amélioration de l'administration fiscale et douanière. Entre autres mesures, il faudrait considérer la dématérialisation des procédures de déclaration et paiement, la maîtrise des obligations fiscales, le renforcement du contrôle fiscal, la lutte contre la fraude, la maîtrise de la base d'imposition, le recouvrement des arriérés fiscaux estimé à environ 3500 milliards de DA et une meilleure coordination entre les grandes régies financières. Un mix de mesures pourrait générer en net environ 400-500 milliards de DA si la LFC est mise en œuvre dès le mois de juillet, ce qui donnera 5 mois d'effets pleins. Sur le plan des dépenses, du côté des nouveaux engagements, il faut retenir : (i) le secteur santé qui aura besoin de crédits additionnels pour faire face aux nouveaux besoins en produits et équipements nécessaires pour lutter contre le coronavirus. Le budget 2020 prévoit des crédits de 408 milliards de DA au titre de dépenses de fonctionnement qui pourraient être augmentés de 200-300 milliards de DA ; et (ii) la protection de l'activité économique, des entreprises et des travailleurs ainsi que les personnes sans travail ni revenus dans ce contexte très difficile. À ce sujet, il est utile de restructurer le poste de dépenses subventions qui est d'environ 1300 milliards de DA pour affecter des ressources à ceux qui en ont besoin. Du côté des épargnes sur les dépenses budgétisées, à moins de tailler dans la masse salariale, les transferts et les subventions, option risquée vu le contexte social actuel, la seule marge de manœuvre se trouve alors au niveau d'une révision à la baisse du programme des dépenses en capital pour ne retenir que les projets qui s'exécutent et avancent conformément aux plannings. Avec un critère de sélection rigoureux, cet exercice pourrait dégager 1900 milliards de DA. In fine, avec 400-500 milliards de recettes additionnelles et une réduction nette des dépenses de 1600 milliards de DA, il est possible de ramener le déficit global de 11,5% du PIB à 9,4% du PIB en 2020. Politique de change : pour ce qui est du taux de change du DA, il était déjà surévalué avant le choc pétrolier dans une fourchette de 20-25%. Avec la détérioration projetée de nos échanges extérieurs au cours des prochains mois, les indicateurs-clés d'analyse de la viabilité extérieure devraient se détériorer par contrecoup (déficit de la balance des comptes courants, niveau des réserves, écart entre le taux officiel et le taux parallèle, dépréciation du dinar). Il sera financé par un recours aux concours de la banque centrale. Je ne vois aucune autre option et de toute façon, la période d'urgence ne se prête pas à des préoccupations sur le niveau du déficit budgétaire. Sur la base d'un compte courant normatif de 5% et un déficit du compte courant passant de 16% du PIB, l'écart est de 11 points de pourcentage qui doit être normalement comblé par des politiques budgétaires restrictives, une diversification des exportations et une dépréciation nominale du DA d'environ 30-40%. Cette dépréciation devrait être étalée dans le temps mais un premier signal doit être donné par les autorités monétaires car le taux de change actuel de 119 dinars pour 1 dollar n'est pas réaliste et ne correspond plus aux nouvelles données. En attendant, à titre d'urgence, je suggère un glissement de 5 à 10 % au cours de 2020 pour porter le dinar à 125-130 pour 1 dollar. Sur le marché parallèle, il faut s'attendre à un creusement de l'écart lorsque la situation sera normalisée et que la demande en devises reprenne. L'écart pourrait grimper à 60-70% et revenir a environ 50 % d'ici la fin de l'année avec les agents économiques cherchant à protéger leurs économies. Balance des paiements : Une action urgente à considérer est la réduction du niveau (i) de nos importations de biens (42 milliards de dollars en 2019) avec une marge de manœuvre au niveau du poste autres biens de consommation (environ 5 milliards de dollars) tout en gardant à l'esprit que tout va devoir être revu pour économiser nos réserves de change au maximum ; et (ii) des services oscillant entre 10-12 milliards de dollars depuis 2008 et qui incluent les transports, le tourisme, les services financiers, les assurances et l'assistance technique. Cet exercice peut générer une épargne de 5 milliards de dollars. Au total, il est possible d'épargner 10 milliards de dollars et ramener le déficit de la balance des paiements à 13,8% du PIB (par rapport à un déficit de 20,6% du PIB si aucune mesure n'est prise). Nécessité d'un sursaut national Toutes ces mesures doivent être contenues dans une seule loi de finances rectificative (LFR) pour 2020 qui doit être adoptée le plus rapidement afin de maximiser les effets en 2020. Dans ce climat d'urgence mondiale où chaque pays vise à se défendre contre les effets de la crise sanitaire, il est inutile de surcharger la LFR de mesures qui ne relèvent pas de l'urgence car elles n'auraient aucune visibilité. En outre, l'idée d'une seconde LFR n'a aucun sens vu la nécessité de s'atteler à la préparation de la LFI pour 2021. La situation est difficile et va exiger des sacrifices de la part de tout le monde. Pour cela, il faut que le gouvernement crée un sursaut national dont les axes s'articulent autour : (i) d'une transparence sur l'ampleur des chocs et des implications pour la population en insistant sur le fait que la gestion de ces chocs va changer nos modes de vie maintenant et dans le futur et que nous devons agir de concert tous ensemble ; (ii) de la célérité dans l'action publique sur le plan sanitaire avec des mesures strictes de confinement et d'accroissement des dépenses de santé. Si nous ne faisons pas ce qu'il faut faire, nous serons à la traîne et quand les autres pays sortiront de la crise nous serons mis au banc des nations ; (iii) de la vision sur le plan économique avec des mesures bien séquencées sur le court terme ; (iv) une communication réguliers pour informer la population des développements sanitaires et économiques ; (v) et développer une approche participative et inclusive pour faire face aux défis qui nous attendent et aux choix actuels qui sont uniques et difficiles. Les grandes lignes des réformes en 2021 et à moyen terme : à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles Une fois la crise passée, les autorités doivent définir des réponses claires aux grandes questions stratégiques suivantes : (i) comment stabiliser l'économie ; en effet, l'absence de gestion rigoureuse se traduit par des finances publiques et des comptes extérieurs qui enregistrent des déficits trop élevés et il est impossible de créer de la richesse quand l'économie fait face à ce genre d'hémorragie de ressources publiques ? (ii) Comment faire repartir la croissance économique qui est trop faible depuis des années pour créer de la richesse pour tous, employer ceux qui en ont besoin et générer des ressources budgétaires pour l'état afin que ce dernier fournisse les services dont a besoin la population ? surtout comment prendre à bras le corps une fois pour toutes de la prédominance du pétrole ; (ii) Comment réformer le modèle développé à tort au cours des dernières années qui met l'accent sur la consommation urbaine pour ménages prospères qui se nourrit des importations lesquelles exigent l'utilisation de montants élevés de nos devises rares ? (iii) comment moderniser notre appareil de production et prendre appui sur la numérisation et le vert pour générer plus de richesses ? Pour ce faire, le pays a des atouts considérables, notamment un capital humain fort, une dette extérieure très faible (4 milliards de dollars) du fait des remboursements anticipés effectués au cours des années 2000, une infrastructure adéquate (produit des investissements massifs des années précédentes, ce nous permettra de réorienter l'investissement vers les secteurs manufacturiers, l'agro-alimentaire et les services, des secteurs à fort coefficient de main d'œuvre) et une population qui comprend que les grands enjeux économiques de l'heure exige des efforts et des sacrifices et est disposée à se mobiliser pour des objectifs économiques clairs et ambitieux dans une démarche inclusive et participative.
Par Abdelrahmid Bessaha Macro-économiste, spécialiste des pays en post-conflits et fragilités