Aziz nous a quittés. En fait, cela faisait des lustres qu'il avait, tel un mystérieux imam chiite, décidé de s'occulter. Quelque part entre mer et forêt, entre le bleu et le vert. J'avais pensé ou espéré, plutôt qu'il allait trouver là, le motif et le lieu propices à quelque sortie de derrière les fagots. Des mots et des phrases coagulés par son singulier talent, qui eussent pu, au sortir de quelques difficultés existentielles aggravées par des contingences inutilement dramatiques, donner une manière de livre digne de celui qui a trompé Boumediene avec Ernest Hemingway. Hemingway, il le lisait dans le texte, assis à l'arrière d'un taxi qui sillonnait, début des années cinquante, une route poussiéreuse dans le désert du Nevada, en direction de Reno. Soudain, il entendit sortie d'un magnétophone comme le djinn de sa bouteille, une entame musicale qu'il connaissait, bien, trop bien, suivi d'une voix parfaite qui entamait une qacida. Non. Désert ou pas désert, Aziz n'hallucinait pas. «C'est bien Dahmane Ben Achour, isn't it ?», questionna le chauffeur de taxi. Morsli, interloqué, se gratta la tête. Il croyait en avoir vu de belles, mais celle-là… «Dites-moi, mon ami, comment le savez-vous ?» Le chauffeur de taxi se tourna en partie et se fendit d'un large sourire dans lequel Aziz ne lut qu'amitié et estime. «Figurez-vous que j'ai fait mon service, en tant que GI en Algérie, après le Maroc, bien sûr», tout était dit. Aziz, désormais, aima Reno comme Bechar. Ce Malgache si recommandable, qui n'arrivait pas à donner à son ami Boualem Bessaïeh du «Monsieur le ministre» pour ne lui dire, tout simplement, que «Ecoute, Amine» du nom de guerre de l'actuel président de la commission des affaires étrangères du Sénat, cet homme si abreuvé de la culture d'Etat, ne pouvait en supporter toute la stupide arrogance, une fois que les servants de cette culture, ayant fui leur sacerdoce originel, se fussent transformés en grenouilles prétentieuses, ballonnées et gloutonnes. Il ne pouvait plus «encaisser» cette fatuité qui était ses frasques sur la face pudique d'un peuple rompu à l'austérité et sec comme un olivier du Coran, qui s'affalait comme une vieille catin adipeuse et replète tombée à la renverse sous le poids écrasant de sa misérable turpitude. Il s'en alla donc. Mais de quelle manière ! C'est avec un délicieux frisson que je me souviens de son divorce d'avec le -Tout Etat- avec lequel il n'était pas marié, ni même fiancé, mais entretenait des rapports ambigus et difficiles. Exaspéré par les dépassements de la cellule FLN de l'époque, laquelle se résumait à une petite cour des miracles de tous les handicapés de l'idéologie, de tout le gibier de potence de la politique qu'El Moudjahid, dont il était, alors, le directeur, comptait, il décida de prendre son congé sur le champ. Du moins, à la fin de la rédaction de la lettre qu'il adressa séance tenante à la présidence de la République. Résumée, cette lettre disait, en substance, à peu près ceci :«Monsieur le Président, c'est en votre qualité de président du parti que je m'adresse à vous. La cellule qui sévit sur les lieux où j'assume les responsabilités que vous m'avez dévolues est un rassemblement indescriptible de la pire engeance de ce pays, ce qui n'honore pas le magistère que vous exercez. N'étant pas, moi-même, militant du parti, je n'ai aucune possibilité d'intervenir dans ses affaires, lesquelles affaires réagissent sur le journal avec une dévastation dont vous ne pouvez imaginer l'ampleur. Je m'en vais à Zemmouri taquiner le goujon, mais et je vous prie, Monsieur le Président, de n'y voir aucune marque d'outrecuidance ni d'incivilité, si à la fin de mon congé, rien n'était changé en l'état, veuillez, alors, me considérer comme étant déjà définitivement parti d'El Moudjahid. Veuillez croire, Monsieur le Président et cætera, et cætera ». Notez bien que ces philistins de la politique du parti unique tournèrent leur paletot en un quart de tour, après la Révolution démocratique d'Octobre 88, pour devenir les chantres frelatés du changement et les pires adversaires du vieux et néanmoins vénérable parti. Morsli, en dehors de la brève mais sublime trêve de Révolution Africaine qui vit la plus talentueuse fournée du journalisme algérien sévir pour le plus grand bien de la libération culturelle du citoyen, s'en alla. À reculons. Comme pour ne pas gêner la belle chorégraphie qui s'annonçait mais que le Tout Etat transforma, avec persévérance, en débandade généralisée. Il chaussa son «45 fillette» et, de son pas de géant, se cacha dans son antre de Zemmouri d'où ni les rafales de vent ni celles du GIA ne purent le déloger. Il est parti avec sa magnifique mauvaise foi comme ultime compagne pour la Traversée. Dommage, juste qu'il n'ait pas attendu le premier jour de janvier.