Ni statue, ni avenue ! Bugeaud ? Une insulte permanente à l'émancipation des peuples et aux Algériens en particulier et à la République qu'il a toujours combattue et haïe. Si scandale il y a, il n'est pas dans le fait d'exiger que ses statues disparaissent et que son nom soit effacé de l'avenue parisienne qui l'honore encore, mais dans l'existence même de ces hommages toujours rendus au bâtisseur sanglant de la France coloniale et à l'ennemi de l'égalité, de la liberté et de la fraternité. A la mémoire de François Nadiras A droite comme à gauche, certains de ceux qui prétendent défendre vaillamment les valeurs républicaines se sont émus de la proposition faite par Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran), de remplacer les «statues de la honte», notamment celles de Colbert à qui l'on doit le Code noir de 1685. Celui-là même qui a organisé juridiquement la traite et l'esclavage des «nègres» jusqu'à son abolition par décret de la Convention, le 4 février 1794, presque cinq ans après la glorieuse Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (26 août 1789). Singulières lenteurs, n'est-il pas ? Passons sur les atermoiements des révolutionnaires et sur les limites de leur décision, laquelle épargne les îles Mascareignes où les Noirs ont été maintenus dans les fers. Entre la défense des intérêts des colons et l'émancipation des esclaves, la République a tranché en faveur des premiers. Immarcescibles beautés de l'universel ! Après Colbert, le général Bugeaud ? Assurément. Elevé à la dignité de maréchal de France en juillet 1843, grâce aux "exploits" militaires qu'il a réalisés en Algérie, ce dernier est l'homme de la "pacification" de ce territoire où il fut nommé gouverneur général trois ans plutôt. Nomination saluée avec enthousiasme et emphase par Victor Hugo en personne qui écrit : «C'est la civilisation qui marche sur la barbarie (...). Nous sommes les Grecs du monde», «notre mission s'accomplit.[1]» Par des moyens singuliers, pour le moins. En effet, Bugeaud est le théoricien, et le praticien, d'une guerre qui doit être qualifiée de totale puisqu'elle débouche sur l'effondrement de deux distinctions majeures, liées entre elles et constitutive des guerres réglées, comme on les nomme alors. La distinction entre civils et militaires, destinée à préserver autant que faire se peut les premiers de la violence des combats, et celle entre sanctuaire et champ de bataille, indispensable pour permettre aux populations de trouver refuge en des lieux qui doivent être épargnés par les affrontements. Tenus pour des ennemis non conventionnels, dès lors qu'ils sont réputés soutenir ceux qui, à l'instar de l'émir Abd El Kader, résistent aux offensives de l'armée d'Afrique commandée par Bugeaud, les «indigènes» d'Algérie, hommes, femmes et enfants désarmés, peuvent être anéantis en certaines circonstances. Plus précisément, de telles pratiques s'inscrivent dans une stratégie de la terreur destinée à refouler les «Arabes» des terres sur lesquelles ils vivent. C'est cela que les contemporains nomment pacification. Elle est jugée indispensable à la colonisation effective du territoire par des Français et des Européens qui ne pourront s'y installer durablement que si la sécurité de leur personne et de leurs biens est assurée. Pour ce faire, les militaires déportent les populations civiles, torturent ceux qui n'ont pas été tués et ravagent le pays de façon méthodique. Autre moyen de cette politique et de cette guerre totale ? Les enfumades recommandées par Bugeaud à ses officiers en des termes qui ne laissent aucun doute sur ce qu'ils doivent faire et sur le but poursuivi : la destruction physique des «indigènes» assimilés à des animaux nuisibles qu'il faut éliminer. «Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards», déclare le général aux officiers qui s'apprêtent à partir en mission. Saint-Arnaud, Montagnac et Pélissier, pour ne citer que ceux-là, se sont exécutés avec zèle en suivant le mode opératoire établi par leur chef. En particulier le colonel Pélissier qui, le 18 juin 1845, détruit une tribu entière – celle des Ouled Riah – dont les membres désarmés s'étaient réfugiés dans les grottes du Dahra, proches de Mostaganem. Bilan : sept cents morts, au moins. A l'attention des esprits forts qui prétendent incarner les rigueurs de l'objectivité et de la science historique, et condamnent les anachronismes supposés de ceux qui tiennent de tels actes pour des crimes de guerre et/ou des crimes contre l'humanité, rappelons les paroles de Napoléon Joseph Ney, fils du célèbre maréchal et prince de la Moskowa. Précisons qu'ils ont été tenus dans l'ambiance feutrée de la Chambre des pairs qui, jusqu'à plus ample informé, ne fut pas le refuge de la radicalité politique sous la monarchie de Juillet. «Meurtre» commis avec «préméditation» sur «un ennemi sans défense» ; tels sont les propos de celui qui exige un démenti du gouvernement ou la condamnation des actes perpétrés et de leur auteur. Démentir ? Impossible, les faits sont établis et ils sont de notoriété publique. Désapprouver Pélissier ? Inconcevable, ce serait s'en prendre à Bugeaud en personne qui se mobilise immédiatement pour défendre son subordonné et menace de démissionner. Couvertes à Alger comme à Paris, les enfumades ont continué d'être employées et Pélissier d'être promu, y compris sous la Seconde République cependant que l'Empire le fera maréchal. Admirable carrière ! Ah que la France est généreuse pour ses brillants militaires. Bugeaud : bourreau des «indigènes» algériens qu'il a soumis à une guerre totale, aux massacres, aux déportations, aux razzias et aux destructions parfois complètes d'oasis et de villages livrés aux flammes par ses armées ? Assurément. Ennemi de la République prêt à tout pour défendre Louis-Philippe et la monarchie de Juillet ? Pareillement. Nommé commandant des troupes de lignes et de la garde nationale aux premières heures de l'insurrection de février 1848, il déclare : «Eussé-je devant moi cinquante mille femmes et enfants, je mitraillerais. Il y aura de belles choses d'ici à demain matin.[2]» Mâles paroles prononcées par celui qui affirmait peu avant qu'il «n'avait jamais été battu» et que si on lui laissait «tirer le canon», l'ordre serait rétabli et les «factieux» vaincus. La suite est connue. Les insurgés triomphent et le 24 février 1848, la République est proclamée. Vaincu, le maréchal ne renonce pas à combattre la «tyrannie de l'émeute» et les «novateurs barbares» qui conspirent contre «la nation française» mais il troque le sabre pour la plume, et rédige, en 1849, ce qui est sans doute l'un des premiers traités de la guerre contre-révolutionnaire en milieu urbain : De la Guerre des rues et des maisons[3]. Objectif de cet opuscule précis et circonstancié : penser à nouveaux frais, et à la lumière des dernières insurrections, la défense des villes en général et celle de Paris en particulier. Populeuse et donc dangereuse, la capitale doit être sanctuarisée et les lieux du pouvoir politique, militaire et financier protégés au plus vite. Quant à la guerre contre les ennemis intérieurs, il faut la mener sans répit pour les vaincre rapidement et éviter ainsi la propagation de l'émeute. Cela fait, des dispositions d'exception seront appliquées et «l'état de siège» proclamé afin de châtier les coupables et de tenir le reste de la population par la peur. Lumineux. Bugeaud ? Une insulte permanente à l'émancipation des peuples et aux Algériens en particulier, et à la République qu'il a toujours combattue et haïe. Si scandale il y a, il n'est pas dans le fait d'exiger que ses statues disparaissent et que son nom soit effacé de l'avenue parisienne qui l'honore encore, mais dans l'existence même de ces hommages toujours rendus au bâtisseur sanglant de la France coloniale et à l'ennemi de l'égalité, de la liberté et de la fraternité. Responsables politiques nationaux et locaux, encore un effort. Vous voulez être fidèles au triptyque inscrit sur les bâtiments publics ? Agissez promptement pour mettre un terme à cette situation. Et dites les raisons de cette décision pour rappeler à toutes et à tous cette histoire écrite, certes, mais trop souvent tue ou délicatement euphémisée par les adeptologues du grand roman national.
Par Olvier Le Cour Grandmaison , universitaire. Dernier ouvrage paru : L'Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014. [1]. V. Hugo, Choses vues 1830-1848, Gallimard, 1997, p. 168. [2]. V. Hugo, Choses vues, 1830-1848, op. cit. , p. 619. [3]. Maréchal Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, manuscrit présenté par M. Bouyssy, Paris, J-P. Rocher, Editeur, 1997.