La guerre ne s'arrête pas après la reddition d'Abdelkader. Elle avait déjà pris une tournure généralisée, insurrectionnelle. Dès le début des années 1840, les tribus se dressent et tentent désespérément de s'opposer à la spoliation de leurs terres. Car Bugeaud, «presque toujours en campagne», multiplie les appels aux Français désireux de s'établir en Algérie, pour leur distribuer «ce sol pour lequel on se battait». Le maréchal rassure les nouveaux venus : «Les indigènes chercheront à secouer le joug… mais votre gouverneur est averti ; il veille attentivement à vos destinées… Vos ennemis finiront par se lasser de leurs efforts impuissants devant votre masse qu'il faut accroître rapidement par tous les moyens possibles.» Pour soumettre les tribus récalcitrants, «l'Armée d'Afrique» mène une répression dont la cruauté le dispute à l'horreur, comme en témoignent les récits de ceux-là mêmes qui en sont les auteurs. «La guerre sans loi» devient loi. Bercés dans leur jeunesse par «l'épopée» napoléonienne, des officiers au «sadisme lyrique et claironnant», se retrouvent libérés de toute norme morale, livrés «une vocation guerrière absolue», assumant sans état d'âme une violence pratiquée comme un «exutoire». Sous l'autorité de Bugeaud, se généralise la pratique de la «terre brûlée» et sont commis les crimes d'enfumade et d'emmurement de tribus entières, avec femmes et enfants. Sur une population sans défense, «l'Armée d'Afrique» exerce des formes de violence et commet des exactions qu'on aurait aujourd'hui qualifiées, sans nul doute, de crimes contre l'humanité. Cependant, même pour l'époque, ces horreurs passent pour ce qu'elles sont : des crimes inexpiables dont le plus «médiatisé», perpétré par le colonel Pélissier, avec l'aval du général Bugeaud, suscite une vive réprobation dans le microcosme politico-intellectuel parisien. Le prince de la Moskwa, fils du Maréchal Ney, s'indigne à la Chambre des Pairs le 11 juillet 1845 : «Un colonel français se serait rendu coupable d'un acte de cruauté inexplicable, inqualifiable à l'égard de malheureux arabes prisonniers. Je viens demander au gouvernement de s'expliquer sur ce fait.» Et le prince de raconter par le menu détail «l'exploit» du colonel Pélissier. Poursuivant la tribu des Ouled Riah, le «sabreur du Dahra» accule hommes, femmes et enfants à se réfugier dans une grotte. Assiégés et terrorisés, les Ouled Riah sont prêts à se rendre. Ils demandent à l'armée de s'éloigner pour sortir de leur refuge. En fin de journée, Pélissier, «à bout de patience», décide d'enfumer les assiégés en disposant aux entrées de la grotte des fascines auxquelles il met le feu. Le lendemain, un lourd silence. Mille morts selon un témoin espagnol. Cinq cent, selon le rapport officiel. «Il est de l'honneur de l'armée comme il est de la dignité du gouvernement que de pareils faits soient démentis ou désavoués hautement», réclame le prince de la Moskwa appuyé par le comte de Montalembert qui exhorte ses pairs à «réfléchir à l'effet qu'une pareille nouvelle va produire en Angleterre», et se demande «s'il ne doit pas y avoir un sentiment unanime d'horreur». Horreur, c'est bien le mot, en effet, car Pélissier lui-même dans son rapport à Bugeaud évoque «le spectacle hideux et épouvantable de ceux qui obstruent les premières grottes». dans ses Lettres d'un soldat, il raconte par le menu détail, l'enfer de cette enfumade : «Voir… un corps de troupes françaises occupé à entretenir un feu infernal. Entendre le gémissement des hommes, des femmes, des enfants et des animaux ; le craquement des rochers calcinés s'écroulant et les continuelles détonations des armes. Dans cette nuit, il y eut une terrible lutte d'hommes et d'animaux… le matin… j'ai visité les trois grottes, voici ce que j'ai vu : à l'entrée gisaient des bœufs, des ânes et des moutons ; leur instinct les avait conduits à l'ouverture de la grotte pour respirer l'air qui manquait à l'intérieur. Parmi ces animaux et entassés sous eux, on trouvait des hommes, des femmes et des enfants. J'ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d'un bœuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il était facile de le reconnaître, avait été asphyxié ainsi que l'enfant et le bœuf au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal… On a compté 760 cadavres ; une soixantaine d'individus sont sortis, aux trois quarts morts…» Bouleversés, l'officier espagnol qui l'accompagne raconte : «Rien ne pourrait donner idée de l'horrible spectacle que présentait la caverne… Tous les cadavres étaient nus dans des positions qui indiquaient les convulsions qu'ils avaient dû éprouver avant d'expirer… Le sang leur sortait par la bouche…» Est-ce un accès furtif de mauvaise conscience qui pousse Pélissier à se confier à l'officier Achille de Saint-Arnaud ? «Devant l'horrible spectacle du matin, je renonce à les chauffer une troisième fois», lui confessera-t-il. Bilan des pertes françaises au cours de cette «opération» : zéro, mort, cinq blessés légers, vingt-cinq malades de diarrhée. «La peau d'un de mes tambours avait plus de prix que la peau de tous ces misérables», clamera cyniquement Pélissier dont on dit qu'il eut néanmoins quelques remords sur le tard. A Paris, le maréchal Soult, ministre de la Guerre qui, dans un premier temps, «désapprouve», et «déplore» «l'accident», fait marche arrière. C'est «l'Armée d'Afrique» elle-même, qui revient sur l'affaire. Se sentant «agressée», elle s'offusque et fait part de son indignation devant «tant d'ingratitude». Il ne reste alors au ministre de la Guerre qu'à faire son mea culpa. Il se rattrape par une déclaration qui fera date dans l'histoire des mille et une tartufferies de l'autorité métropolitaine et de ses reculades, face à tous les lobbies «algériens» qui ont, à un moment ou à un autre, incarné le pouvoir colonial. De la bouche du ministre-maréchal sort la quintessence même de cette idéologie raciste qui fera le lit du massacre de Sétif, un certain 8 mai 1945. Jugeons-en. «J'ai dit que je désapprouvais et déplorais. Ces expressions se rapportent au fait en lui-même, car toutes les fois qu'il s'agit d'un accident, d'un malheur, le sentiment naturel porte tout le monde à le déplorer et à gémir. Mais je veux être plus explicite. Cette affaire à laquelle s'est trouvé mêlé un des plus honorables militaires de «l'Armée d'Afrique», le colonel Pélissier, dont je ferai constamment l'éloge, l'a mis dans une situation fort pénible et embrassante… Messieurs je suis aussi patient qu'un autre, mais si j'avais été dans la situation où s'est trouvé le colonel Pélissier, j'aurais peut-être fait aussi un exemple très sévère… Nous avons trop souvent le tort, nous autres Français, d'exagérer les faits sans tenir compte des circonstances… En Europe, un pareil fait serait affreux, détestable. En Afrique, c'est la guerre elle-même. Comment voulez-vous qu'on la fasse ? Je crois qu'on ferait beaucoup mieux de s'abstenir de toutes les réflexions qui peuvent produire un très mauvais effet.» Ces circonstances faussement indignées rappellent étrangement celles qu'on entendra un siècle plus tard dans la bouche des officiers de la quatrième République, devant l'afflux de preuves sur la torture, les disparitions et la répression massive pratiquées au cours de «la bataille d'Alger». Le massacre des Ouled Riah qui agite la Chambre des Pairs n'est ni un acte isolé ni une bavure. Ce n'est pas le premier du genre et il y en aura bien d'autres, après. Le récit de la première «victoire» par enfumade est rapporté par Cznnobert. Cavaignac est le «héros» de cette «bataille» remportée sur la tribu des Sbaïh en 1844 : «J'assistai à la première affaire des grottes», écrit Canrobert. «J'étais avec mon bataillon dans une colonne commandée par Cavaignac. Les Sbaïh venaient d'assassiner des colons et les caïds nommés par les Français ; nous allions les châtier. Les Arabes (étaient) dans une énorme excavation formant grotte. On pétarada l'entrée de la grotte et on y accumula des fagots de broussailles. Le soir, le feu fut allumé. Le lendemain, quelques Sbaïh se présentaient à l'entrée de la grotte demandant l'aman (soumission et protection, Ndla) à nos postes avancés. Leurs compagnons, les femmes et les enfants étaient morts… Telle fut la première affaire des grottes. On n'en parla guère, parce que le colonel Cavaignac, avec sa prudence ordinaire, ne s'était pas étendu sur le nombre des Arabes morts de l'enfumade.» Séduit par l'efficacité de la méthode, Canrobert l'adopte et la met en pratique durant l'été 1845, contre une tribu kabyle réfugiée dans une grotte. «Comme il n'y a pas de bois, écrit-il, je bouche l'entrée de la caverne… Si j'avais fait autrement, se justifie-t-il, un grand nombre de mes soldats seraient tombés inutilement… Je me suis toujours attaché au soldat… J'aurai eu présents à l'esprit ses vieux parents pleurant leur fils.» Durant la même année, c'est Achille de Saint-Arnaud qui va à son tour «chauffer» une tribu du Dahra réfugiée dans une caverne. Voici le récit de «l'exploit» raconté à son frère Adolphe, par cet officier à l'ambition dévorante dont on notera au passage le souci de rester discret : «Commencement des travaux de siège, blocus, mines, pétards, sommations, instances, prière de sortir et de se rendre. Réponse : injures, blasphèmes, coups de fusils… Feu allumé… Un Arabe sort… engage ses compatriotes à sortir. Ils refusent. Onze Arabes sortent, les autres tirent des coups de fusils. Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques ; personne n'est descendu dans ces cavernes ; personne… que moi ne sait qu'il y a là-dessous cinq-cent brigands qui n'égorgeront plus les Français… Frères, personne n'est bon par goût ou par nature comme moi… Ma conscience ne me reproche rien. J'ai fait mon devoir de chef, et demain je recommencerai». Achille de Saint-Arnaud ajoute qu'il en avait informé Bugeaud en lui adressant un rapport confidentiel «sans poésie terrible ni images». Tiré de l' ouvrage Abane Ramdane et les fusillés de la rebellion