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Hiatus, méprises et augures
Contribution
Publié dans El Watan le 24 - 09 - 2020

Je souhaite partager avec mes concitoyens quelques observations, espoirs et certaines craintes que m'inspire ce énième moment de difficultés et de blocages. En de telles situations, il faut saisir l'opportunité d'observer et de comprendre pourquoi notre pays continue à patauger dans les mêmes méprises et dans les mêmes hiatus, quoique les conjonctures, les volontés, les énoncés, les procédés et les moments sont autres.
Indéniablement, le peuple et l'espace sont les deux constitutifs de la conscience nationale et de la souveraineté ; les deux fondements de l'Etat et de la Constitution. Ces constitutifs, ces fondements et l'école, par les valeurs qu'elle enseigne et les élites qu'elle forge, sont des facteurs clés de la vie et de l'existence d'un pays. Ils déterminent la capacité du peuple à coexister, à contribuer, à compétitionner, à rivaliser et à affronter les autres nations.
Peuple et espace sont deux dimensions essentielles qui fondent des nations à identités affirmées, établissent des Etats forts et des institutions judicieuses, enfantent des élites attentives et innovatrices, enrôlent des populations pour encenser le collectif national et l'intérêt commun, la solidarité sociale, la création culturelle et la discipline politique. Ce sont ces peuples et leurs élites qui ont impacté et impactent le mouvement de l'histoire des civilisations, du savoir et de la puissance.
L'espace est transcendant. Il est le bien commun de tous et de chacun. Pour nourrir son lien charnel avec l'espace, le peuple affirme son droit inaliénable et assume son propre récit national, sa propre mémoire et sa propre identité. Il se donne des moyens institutionnels, politiques et sécuritaires pour ordonnancer la vie de la communauté nationale, organiser et sécuriser le territoire. Pour cela, il proclame sa souveraineté, clame sa détermination à choisir librement l'idéal qui le guide, la loi qui le gouverne, à élire ses dirigeants et à les contrôler.
En effet, c'est l'espace qui façonne le peuple et lui permet de s'identifier, de se définir, de se penser, de se construire, de se projeter, de prospérer, de se défendre et d'élaborer des stratégies pour sa survie et sa sécurité. Tout se rapporte à l'espace et se définit par lui. Le territoire est un vocable administratif moins chargé et commode pour un usage courant. Le pays est un terme usuel pour un usage diplomatique et médiatique, qui indique ou pas une identité, une forme de volonté et de probable souveraineté.
Pour se préserver et défendre son espace, le peuple et ses élites sont les édificateurs de l'Etat national et les concepteurs de la Constitution. L'Etat, la Constitution et les institutions sont des quêtes de liberté, de sécurité et de justice. Ils ont, surtout, pour finalité de délivrer le peuple de la peur, de le prémunir contre toute intimidation, toute agression et toute subordination. L'Etat, la Constitution et les institutions traduisent également la volonté de vivre ensemble libres et égaux en paix, en sécurité, en confiance, en toute égalité, légalité et droit sur tout le territoire national. L'Etat est une souveraineté absolue dedans et dehors, qui ne s'accommode guère d'autre souveraineté ou immixtion.
L'Etat est toujours en lutte existentielle. Pour établir de possibles rapports d'intérêts conjoncturels entre Etats souverains et atténuer les frictions, résoudre les différends et rendre les chocs moins violents, il fallait signer des accords, des traités, des conventions et des chartes, y compris celle des Nations unies. L'Etat, la Constitution, les institutions et les élites sont des pré-conditions consubstantielles pour l'existence de la souveraineté, de l'indépendance du territoire et de l'institutionnalisation du gouvernement.
Il est connu, par ailleurs, quand il y a de l'Etat, il y a institutionnalisation de la gouvernance et des pouvoirs. Là où il y a un exercice non institutionnalisé de l'autorité, qu'elle soit proclamée historique, légitime ou pas, justifiée ou pas, acceptée ou pas, il n'y a pas forcément de souveraineté et d'Etat.
Une Constitution est un document qui régit la vie de la société, des individus et des groupes, organise et protège les pouvoirs et le territoire, mais nullement un bail de pouvoir. Un pouvoir s'énonce et s'organise par la Constitution et s'exerce par mandat validé par scrutin inscrit dans un ordre institutionnel et électoral souverain pour tout dirigeant et tout élu. Si la Constitution représente la souveraineté constituante du peuple, la gouvernance, elle, est une volonté souveraine conjoncturelle des électeurs.
Notre peuple et son espace nécessitent une Constitution qui atteste de leur indéfectible lien, de leur souveraineté, de leurs attachements et de leurs aspirations. Une Constitution qui les libère et les protège de toute crainte, toute incertitude, de toute hypocrisie, de toute violence et de toute soumission. Une Constitution qui leur permet de défendre leurs libertés, de garantir leur souveraineté, d'assurer leur sécurité et leur droit à exister. Une Constitution dans laquelle le peuple se reconnaîtra et finira par l'adopter et la défendre. Une Constitution qui façonnera son vécu et balisera son futur.
Le profil des institutions, la posture des élites et leur détermination fabriquent la situation du pays et déterminent la condition de sa gouvernance. Ces facteurs jouent un rôle primordial dans les processus de cohésions, de concordes et de développements, comme dans la stabilité et la sécurité, le degré de confiance et d'apaisement dans les rapports sociaux, la permanence du progrès et la durabilité du développement. Ces facteurs et ces conditions sont plus que de nécessaires exigences pour notre peuple en mutation profonde, une nation en devenir. C'est un moment de devenir ?
Il incombe donc, aux élites d'inventer des règles et d'engager des processus politiques pour pouvoir gouverner le peuple et son espace, édifier une société de droit et de libertés. C'est à elles aussi qu'échoit l'obligation d'inciter à la cohésion nationale et à sa préservation en garantissant le droit et les libertés de chacun, en rendant le modèle de gouvernement et de loi compatible avec ses exigences.
Pour maintenir vivace la cohésion de la société et avoir un rapport incessant et réactif avec elle, le gouvernement doit incarner en permanence sa volonté et l'intérêt commun. Il doit préserver sa stabilité et respecter ses choix en maintenant son évolution et son développement par de constants progrès socioculturels.
C'est pourquoi, un moment de crise, d'échec, de difficulté économique, de contestation ou de rupture teste et questionne l'essence même de la forme de la gouvernance, ses articulations et ses méthodes, son rôle et son efficacité, ses mollesses, ses rigidités et ses proximités sociales et territoriales. La crise sanitaire actuelle est le test de plus. Dire que celle-ci est mondiale n'est pas la réponse. Toute crise, quelles que soient sa nature et son ampleur, est une faille, une panne ou une imprévoyance de gouvernance, par-delà les personnes.
Ce moment de questionnement, pour L'Algérie, est maintenant. Même si derrière l'exploitation de certains principes, notions, affirmations, revendications, slogans et autres antagonismes hasardeux se cachent parfois de périlleuses méprises, de fatales erreurs, de dangereux mensonges ou de vraies/fausses impressions. Les libertés collectives, la démocratie politique et syndicale, les contre-pouvoirs et les contrôles sont frappés de terribles incompréhensions et malentendus.
Ils souffrent de sous-développements et de sous-utilisations dans la pratique politique et sociale. Alors qu'ils sont indispensables pour les individus, les groupes et les intérêts. Ils sont essentiels pour la pérennité de la sécurité de l'Etat, la réactivité de la société, le bon exercice du pouvoir et la protection des gouvernants. Ils sont nécessaires pour maintenir la stabilité du gouvernement et pour nourrir l'adhésion et l'harmonie sociales. Bannir ces mécanismes et pratiques, c'est mettre l'immunité de l'Etat en danger, les gouvernants à la merci des conjonctures et offrir le libre accès à des officines étrangères.
On pourra toujours arguer que ces notions et pratiques relèvent de l'éveil social, de l'engagement politique, voire d'une autre culture. Mais, on ne pourra jamais les qualifier de périls contre la conscience algérienne, de conjurations contre l'Etat, de menaces ou de nuisances contre une gouvernance de loi et de droit.
Ces notions et ces pratiques, la presse et les réseaux sociaux se sont mus en outils de l'exercice de la souveraineté nationale, de la protection de l'Etat et de gouvernement. Ils sont devenus des remparts contre des immixtions et interventions étrangères, des digues contre des pressions et chantages économiques et sécuritaires. Ils ont été intégrés dans le système de sécurité et de défense dans des pays des plus souverains, des plus vigilants et des plus puissants. Des pays où l'exercice de tout pouvoir ou autorité n'est plus fondé sur une promesse de sincérité, un serment d'éthique ou une posture, mais une fonction soumise à des vérifications, des confirmations et des contrôles obligatoires.
L'apport de ces outils au développement de la conscience citoyenne, à la sécurité, à l'économie, au social, à la culture et au savoir sont des preuves tangibles administrées dans des sociétés avancées. Il va sans dire que ces outils sont aussi de meilleures armes contre les formes d'extrémismes, de corruptions, d'abus, de gaspillages, d'inefficacités et de conflits sectaires. Le jeune Etat algérien a été privé de ces mécanismes nécessaires à son immunité, à sa souveraineté et à la protection de ses gouvernants et responsables.
Le contrôle sociétal, institutionnel, politique ou légal, l'autre malentendu, n'est jamais une notion de défiance ou de prédominance, mais un mécanisme qui préserve les gouvernants des périls d'inattentions, des comportements factieux, des malversations et autres déloyautés, intrigues et manque de sincérité. Le contrôle permet un meilleur exercice du pouvoir, une bonne observation des lois, des directives et des orientations, une garantie pour la réalisation des objectifs et l'accomplissement des missions.
Le contrôle est, également, le meilleur rempart et allié des gouvernants et des responsables.
Une gouvernance nationale, au-delà des dogmes, est l'ensemble de ces mécanismes et pratiques de pouvoirs et de responsabilités, de contre-pouvoirs, d'habilitations, de vérifications et de contrôles. La démocratie, par-delà la définition la plus usitée ou la plus admise, n'est pas une idéologie ni un état statique ni une situation chancelante, mais un processus dynamique de gouvernement, d'action, de protection et de contrôle.
Que pouvons-nous faire, nous Algériens, devant de tels retards, déficits et hiatus ; face à de tels défis et de telles exigences ? Une situation de vide politique et organisationnel outrageant qui risque de nous engloutir. Aucune structure politique ou institutionnelle n'est réactive et crédible, hormis les forces de sécurité et les administrations pérennes et territoriales (instruments de la loi). Aucune force partisane ou organisation syndicale ne jouit de légitimité organique avérée ni de représentation sociale évaluée, y compris celles qui s'auréolent de mythes révolutionnaires ou se flattent de leurs rôles et apports passés.
Aucune structure économique et financière non plus n'est capable d'impulser ou de peser de manière décisive sur le devenir économique du pays. Notre pays a ardemment besoin de mobilisations et de solidarités. Il a besoin d'un Etat fort et d'un Exécutif résilient. L'armée nationale, à l'instar des armées qui comptent, a besoin de cohésion et d'harmonie dans ses seuls invincibles boucliers, le peuple et son espace. Peuple et espace l'avaient prouvé durant les mois du hirak.
Le moment nécessite ces exigences vitales pour une gouvernance nationale agissante. D'autant que notre crise de légitimité et d'inefficacité s'est nourrie de crises successives de déception et d'échec répété. Ces gâchis, ces échecs recommencés et ces perversions révélées devant des tribunaux n'autorisent plus aucun redressement ni aucune réforme.
La gouvernance est la mère de tous les succès ou de toutes les défaillances. De brillants ou de sombres résultats sociaux, économiques, culturels et sécuritaires ne sont et ne seront que le reflet de l'intelligibilité et la vivacité ou de la forfaiture et la léthargie de notre gouvernance. Nos maux, failles et faiblesses sont amplifiés par des insuffisances des administrations pérennes et territoriales désarticulées et dévitalisées par des intrusions intempestives des responsables «politiques».
Ces administrations ne sont plus à même de produire de notes, d'analyses et d'informations fiables et pertinentes. Ces manques et ces lacunes sont perçus et dénoncés comme des maux de la bureaucratie. Alors que notre société n'est pas suffisamment gouvernée et nos territoires ne sont pas correctement organisés et administrés.
C'est pourquoi, toute solution partielle, sectorielle ou ponctuelle non insérée dans un processus et une matrice globale de réformes ne sera pas opérante quelles que soient les ingénuités et les générosités de l'effort et du sacrifice. Pire, elle engendrera d'autres distorsions et accentuera notre impuissance, notre déception et notre aliénation.
Il est triste que cette conjoncture de questionnement n'ait pas provoqué de réponse forte ni déclenché de processus sociopolitique mobilisateur ni n'a donné de l'ambition aux élites nationales. Pourtant, en matière de processus et d'audace, l'Algérie les a connus et pratiqués à travers le Mouvement national, pendant la création de l'OS (l'Organisation Spéciale) le déclenchement de la Guerre de Libération, la Soummam, la constitution du GPRA, l'unification des bataillons de l'ALN. Toutes ces étapes étaient des fruits de processus et d'ajustements courageux conduits sous l'égide et le contrôle d'une instance délibérante, le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) et un Exécutif responsable, le GPRA. La victoire était au rendez-vous.
Malheureusement, à un moment de notre histoire post-libération, des hommes ont voulu se substituer aux volontés des Algériens, des diktats ont succédé aux processus et des statu quo ont phagocyté les nouveaux horizons. Faute de projet politique et de consensus, une majorité de nos élites s'est engagée dans des solutions personnelles. Tous ces choix ont brouillé l'orientation, amoindri l'autorité du pays, affaibli sa gouvernance, fragilisé ses positions et dégradé sa signature.
Des émotionnels, des instinctifs et autres régionalistes, tribalistes ou des antigouvernance nationale voudront toujours faire croire que «l'Etat» n'a pas besoin de démocratie ou que le gouvernement peut se passer du respect du droit, de la liberté, de la loi et de forces politiques et sociales gouvernantes.
Un Exécutif omnipotent au nom de «l'Etat» sans efficacité, sans contrôle et sans contre-pouvoir est un court chemin pour des abus, des tensions, des radicalités, des antagonismes, des frustrations, des haines, des règlements de comptes et des successions de procès dans et hors arcanes du pouvoir. C'est aussi une brèche béante pour des pressions, immixtions et chantages étrangers.
De même, une «démocratie» non structurée, sans ancrage, sans l'autorité de l'Etat national et ses remparts de contre-pouvoirs et sans forces politiques organisées et responsables est une voie garantie pour des exclusions, des désordres et des violences.
Continuer à vouloir agir en dehors de la conscience nationale algérienne, sans un engagement politique, hors tout processus et tout contrôle, hors toute implication et structuration de l'opinion publique c'est nourrir le statu quo et ses désastreux résultats, maintenir les fragilités, aggraver les fractures et retarder la réflexion sur les grandes questions nationales, leurs solutions et leurs résolutions.
Chacun a le droit d'espérer, de proposer, d'ambitionner ou d'augurer, mais en matière de souveraineté, d'Etat et de gouvernement, seuls, la clarté d'un énoncé, le réel et le possible comptent. D'où l'indissociable exigence d'un exercice intelligible de la politique et de son art du possible. Les processus d'élaboration de consensus et de réalisation de compromis sont des legs de cet art, combinés avec l'audace de la conviction et le courage de la lucidité.
Un processus politique est une volonté, un choix et une finalité. Une fois engagé, il vit de sa propre dynamique pour atteindre son but sans créer de vide d'autorité. Il permet de restaurer la confiance, de bénéficier d'apports et de soutiens nouveaux, de rendre les liens et rapports sociopolitiques plus évidents sans nier les divergences. Un processus de consensus ou de compromis, une fois engagé, peut être suspendu, mais ne peut être inversé, même submergé par des déviations, des surenchères et des prétentions. Toute issue passe inéluctablement par ce processus. 
Par Mouloud Hamrouche
Ancien chef de gouvernement
(6 septembre 1989/3 juin 1991)


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