L'intervention de la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, Frédérique Vidal, sur l‘«islamo-gauchisme» a été très critiquée l Son instrumentalisation est jugée inacceptable en haut lieu académique l Pour certains, ce concept politique vise à étouffer les études «post-coloniales». Jusqu'à présent cantonnée à certaines tendances politico-idéologiques, la notion fumeuse d'«islamo-gauchisme» a éclaté en plein vol après une déclaration de la ministre Frédéric Vidal qui demandait au CNRS «une étude scientifique» sur ce concept qui se développerait à l'université «de manière à ce qu'on puisse distinguer ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l'opinion». Selon elle, l'islamo-gauchisme «gangrène la société dans son ensemble» et l'université n'y est «pas imperméable». 800 UNIVERSITAIRES DEMANDENT LA DEMISSION DE LA MINISTRE Dans le même registre, samedi dernier, 800 membres de l'enseignement supérieur et de la recherche ont réclamé dans une tribune du Monde, la démission de la ministre ? «Nous ne pouvons que déplorer l'indigence de Frédérique Vidal, ânonnant le répertoire de l'extrême droite sur un ‘islamo-gauchisme' imaginaire», écrivent-ils. «Comme dans la Hongrie d'Orban, le Brésil de Bolsonaro ou la Pologne de Duda, les études post-coloniales et décoloniales, les travaux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l'inter-sectionnalité sont précisément ciblés», poursuivent les sociologues, anthropologues, historiens, mathématiciens, archéologues, maîtres de conférence, doctorants, post-doctorants. «Nous nous insurgeons contre l'indignité de ce qu'il faut bien qualifier de chasse aux sorcières», ajoutent-ils. Avant Frédérique Vidal, en octobre dernier, le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, avait dénoncé les «ravages à l'université» de l'«islamo-gauchisme». Sans réaction en haut lieu. Cette fois-ci, le gouvernement, jusqu'à la présidence de la République, ont réagi. Divers commentaires de la classe politique ont trouvé «déplorable» cette intervention de la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation. Seuls quelques hommes politiques, tels que le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, ont défendu la ministre. Rien d'étonnant lorsqu'on sait que lors d'un récent débat télévisée, Gérald Darmanin a tenté de doubler la Rassemblement national sur sa droite, en disant à Marine Le Pen qu'elle est trop «molle». UNE NOTION POUR DISQUALIFIER LE «DECOLONIALISME» ? Le rideau de fumée se lèvera-t-il enfin autour d'un concept opaque et fumeux ? Une réponse très tranchée est venue du CNRS, qui a rétorqué avec énergie en un texte virulent qui remet les choses en place. Ce qui est important, en particulier pour le CNRS, c' est de remonter la filière qui depuis quelques années tend à considérer comme «gauchistes» ou «islamistes» toute manifestation ou étude sur le passé colonial et ses incidences sur le présent français. Il n'est qu'à lire un entretien au Figaro de Jean-François Braunstein, professeur de Paris-Sorbonne qui résume la hantise de certaines sphères face au «post-colonial» : «Nous devons réagir avant qu'il ne soit trop tard. L'université n'est pas seulement ‘gangrenée' comme le reste de la société par ces courants. C'est pire encore, car elle leur donne une légitimité prétendument scientifique, utilisée pour miner la société : en enseignant aux futurs professeurs du secondaire, et donc plus tard à leurs élèves, que les jeunes de banlieue sont ‘systématiquement' discriminés et toujours ‘colonisés', pareilles idéologies conduisent ces élèves à adopter une posture victimaire, qui leur sera dommageable, et aggravera les tensions dans collèges et lycées.» C'est cette position dévalorisante que le CNRS condamne, «en particulier, les tentatives de ‘délégitimation' de différents champs de la recherche, comme les études post-coloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de ‘‘race'', ou tout autre champ de la connaissance». «LA LIBERTE ACADEMIQUE, INDISPENSABLE à LA DEMARCHE SCIENTIFIQUE» Le CNRS sur le cœur du sujet, considère que «l'‘islamo-gauchisme', slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique. Ce terme aux contours mal définis fait l'objet de nombreuses prises de position publiques, tribunes ou pétitions, souvent passionnées. Le CNRS condamne avec fermeté celles et ceux qui tentent d'en profiter pour remettre en cause la liberté académique, indispensable à la démarche scientifique et à l'avancée des connaissances, ou stigmatiser certaines communautés scientifiques». Et le CNRS d'ajouter : «La polémique actuelle et l'exploitation politique qui en est faite, est emblématique d'une regrettable instrumentalisation de la science. Elle n'est ni la première ni la dernière, elle concerne bien des secteurs au-delà des sciences humaines et des sciences sociales. Or, il y a des voies pour avancer autrement, au fil de l'approfondissement des recherches, de l'explicitation des méthodologies et de la mise à disposition des résultats de recherche. C'est là aussi la mission du CNRS.» De son côté, la conférence des présidents d'université (CPU) fulmine contre la sortie médiatico-politique de la ministre, la traitant de «nouvelle polémique stérile». Pour la CPU, agiter cet épouvantail fait le jeu de l'extrême-droite et des médias : «Utiliser leurs mots, c'est faire le lit des traditionnels procureurs prompts à condamner par principe les universitaires et les universités.» Et la CPU d'estimer que «l'islamo-gauchisme n'est pas un concept. C'est une pseudo-notion dont on chercherait en vain un commencement de définition scientifique». Reprenant des termes de la ministre tenus en octobre 2020, la CPU tient à insister sur le fait que «l'université n'est ni la matrice de l'extrémisme ni un lieu où l'on confondrait émancipation et endoctrinement». La CPU «regrette donc la confusion entre ce qui relève de la liberté académique, la liberté de recherche dont l'évaluation par les pairs est garante, et ce qui relève d'éventuelles fautes ou d'infractions, qui font l'objet si nécessaire d'enquêtes administratives ou d'enquêtes pénales». La CPU «s'étonne ainsi de l'instrumentalisation du CNRS dont les missions ne sont en aucun cas de produire des évaluations du travail des enseignants-chercheurs». La CPU enfonce le clou : «Le débat politique n'est par principe pas un débat scientifique : il ne doit pas pour autant conduire à raconter n'importe quoi.» TAGUIEF S'EXPLIQUE SUR L'EXPRESSION QU'IL A CREEE Dans une tribune publiée par Libération, l'universitaire Pierre-André Taguief explique comment il a forgé dans les années 2000 ce concept et s'inquiète du lien entre islamistes et une partie de la gauche : «L'expression ‘islamo-gauchisme' avait sous ma plume une valeur strictement descriptive, désignant une alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d'extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle cause universelle. (...) Que, mise à toutes les sauces, l'expression ait eu par la suite la fortune que l'on sait, je n'en suis pas responsable. Mais ses usages polémiques discutables ne doivent pas empêcher de reconnaître qu'elle désigne un véritable problème, qu'on peut ainsi formuler : comment expliquer et comprendre le dynamisme, depuis une trentaine d'années, des différentes formes prises par l'alliance ou la collusion entre des groupes d'extrême gauche se réclamant du marxisme (ou plutôt d'un marxisme) et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, jihadistes) ? Pourquoi cette imprégnation islamiste des mobilisations ‘révolutionnaires' ?» Sur Twitter, Eric Fassin revient à l'essentiel : «Hier, des collègues applaudissaient les attaques de nos gouvernants. Aujourd'hui, tout le monde comprend que personne n'est à l'abri. Il ne s'agit pas de quelques ‘islamo-gauchistes' supposés. Il en va des libertés académiques. C'est un enjeu démocratique pour toutes et tous.» Enfin pour clore, momentanément, ce thème, citons Edwy Plenel (@edwyplenel) : «Fantasmes idéologiques, ‘‘islamo-gauchisme'' et ‘‘séparatisme'' sont des machines de guerre pour exclure et censurer les pensées et mobilisations qui portent l'exigence d'une véritable République de l'égalité, démocratique et sociale.» Lyon De notre correspondant Walid Mebarek Advertisements