Adel Abderrazak est enseignant en économie à l'université de Khenchela. L'ancien porte-parole du Cnes et ex-membre du Conseil supérieur de l'éducation et de la Commission Benzaghou de la réforme éducative (CNRSE) s'exprime sur la dégradation de l'université algérienne, la campagne de harcèlement menée actuellement par les islamistes à l'endroit des étudiantes et la volonté de l'administration d'éradiquer "toute conception et culture démocratiques". Liberté : Une pétition vient d'être lancée pour dénoncer l'arbitraire dont est victime le Dr Samir Bellal, qui risque de ne pas participer à un colloque international, prévu pour le 10 juin prochain. En quoi la communication de ce dernier dérange-t-elle l'administration de l'université de Boumerdès ? Adel Abderrazak : Encore une fois, l'image d'une université bureaucratisée et politiquement embrigadée par une administration omnipotente est confirmée. Chaque année, des centaines d'enseignants universitaires partent en stage scientifique à l'étranger pour leurs recherches doctorales, pour des communications scientifiques dans des colloques ou tout simplement pour s'imprégner d'un climat d'émulation scientifique et culturel et d'échanges féconds que n'offre pas l'université algérienne. C'est un acte formateur indispensable. La décision de l'administration de Boumerdès est ridicule et en même temps significative de l'état de bureaucratisation et de "privatisation" du champ académique et universitaire, par une administration qui incruste ses rapports de pouvoir et son autoritarisme à tous les niveaux de l'activité scientifique et pédagogique. Des précédents ont déjà existé, dont la fameuse circulaire 628 du 28 mai 2010, promulguée par le ministre de l'Enseignement supérieur, stipulant entre autres que "la participation aux manifestations scientifiques internationales devrait être soumise à l'accord préalable des autorités compétentes", suite à une communication au Maroc d'un universitaire. La tutelle a reculé devant la protestation des universitaires et même d'institutions scientifiques internationales. Il est temps d'en finir avec l'autoritarisme de l'administration et la censure de l'acte scientifique, en sachant que les îlots de recherche et de pensée critique se sont particulièrement rétrécis depuis que le carriérisme, le plagiat et la médiocrité scientifique se sont surdéveloppés dans nos universités. Les libertés académiques sont un ressort essentiel de la pensée et de la recherche universitaire. Elles permettent aux enseignants-chercheurs de s'impliquer, par leur savoir, dans les enjeux économiques et sociétaux de notre pays, qui ne doivent pas être la propriété privée du pouvoir politique. La dégradation du site de la Fac centrale d'Alger suscite inquiétude et mobilisation des universitaires pour sauver le patrimoine en péril. Comment un site historique, que l'OAS n'a pas pu détruire en 1962, fait l'objet d'un tel abandon de la part des pouvoirs publics ? Ce n'est pas nouveau comme situation. Depuis plus de 20 ans, plusieurs universités subissent la pression des spéculateurs du foncier qui veulent, avec la complicité de l'administration de wilaya et le silence de l'administration universitaire et ministérielle, amputer le foncier universitaire (universités, cités universitaires), pour le vendre ou y construire des villas. Que les services du domaine fouinent et ils seront bien surpris ! Nous avons un précédent, celui de l'INA d'El-Harrach, devenue école supérieure, dont le patrimoine foncier mauresque a été convoité par une nomenklatura insatiable. En 1996-1998, lors des grèves enseignantes dirigées par le Cnes et qui ont bloqué l'activité universitaire pendant plusieurs mois, nous avions décidé d'organiser nos assemblées générales à l'INA, pour empêcher une privatisation du bâti mauresque. La menace sur le site de la Fac centrale participe à la même logique. Au nom de la rénovation et de la reconfiguration de la carte universitaire algéroise, on crée administrativement de nouvelles universités et on déplace les activités scientifiques et pédagogiques de la Fac centrale. Pourquoi pas, si le site reste le lieu de la bibliothèque centrale, des labos de recherche, des ateliers de doctorants, des animations scientifiques pour universitaires, un lieu de forums et d'échanges. Il faut d'abord en discuter avec les enseignants et les étudiants, mesurer tous les enjeux avant d'envisager toute action publique. En plus, le site est porteur d'histoire et de mémoire. Non seulement, il mérite d'être classé pour être protégé, mais il doit être un lieu vivant de savoir, d'activité et de recherche. Il faut que les universitaires se mobilisent pour exiger une concertation démocratique sur cette question et une transparence totale sur tout ce qui concerne le devenir de ce site.
Une campagne insidieuse est menée actuellement par les islamistes à l'université, notamment à la faculté de droit, relayée par les réseaux sociaux, et qui s'assimile à un harcèlement moral de la gent féminine, sommée de se couvrir et de porter le voile. Ces actions sont-elles ignorées ou tolérées par les responsables ? J'ai bien suivi cette histoire et elle concerne tout le monde, car on est dans les enjeux de société. La médiatisation internationale de ce fait traduit cette focalisation "mondialisée" de tout ce qui se rapporte à l'islamisme, au hidjab et à la moralisation de la vie sociale, par le religieux. De ce point de vue, il faut être prudent. Ce qui s'est passé m'amène à relever que la gestion "sécuritaire" des campus universitaires, par des sociétés privées, est une privatisation d'une tâche de gestion propre à l'administration universitaire. Ce n'est pas souhaitable ni acceptable. Des sociétés sur lesquelles nous ne savons rien et qui, objectivement, peuvent démultiplier le rapport de violence à l'université par le comportement de leurs agents, leurs relations quotidiennes avec les étudiants et enseignants et leur intrusion dans la vie universitaire de campus. C'est ce qui s'est passé avec cette étudiante et ceci est inadmissible. Je rappelle le précédent d'il y a quelques jours à l'Inata de Constantine où les agents de sécurité ont violenté avec leurs chiens les étudiants. Toujours à Constantine, dans le campus de Chaab-Ersas, des enseignantes ont été empêchées de rentrer dans le campus par des agents de sécurité et une protestation a été organisée dans ce sens. Il y a un vrai encadrement sécuritaire qui ne peut se justifier, quelles que soient les contingences, mais doit être expliqué à chaque fois que c'est nécessaire. Ces agents débordent facilement de leur rôle et la morale devient un vecteur sécuritaire. L'administration n'est pas vigilante, elle est même complice dans certains cas. La réponse du recteur d'Alger, devenu ministre, ne pouvait pas être convaincante, car il fallait mettre en place une commission d'enquête, en informer les acteurs universitaires et surtout faire une déclaration rétablissant le principe des libertés universitaires dans des franchises historiquement et mondialement protégées. Vous êtes de ceux qui appellent à repenser l'université. Pourquoi ? Il y a urgence pour repenser et aussi pour agir ! L'université algérienne est prise dans un tourbillon suicidaire. L'administration universitaire est devenue un parti-Etat, au sens de l'article 120 des années 1980. Elle dirige de façon omnipotente le quotidien pédagogique et scientifique des enseignants et des étudiants, en s'appuyant sur les logiques clientélistes et introduisant dans certains cas des pratiques maffieuses, à la baltaguia, pour imposer paix sociale et servilité marchandisée. Il y a une évolution très grave et très inquiétante qui traduit l'éradication de toute conception et culture démocratique dans les universités. Les responsables de ce pays ne peuvent pas continuer à prendre avec autant de légèreté le devenir de nos générations scolarisées et laisser des acteurs du pouvoir universitaire défigurer nos universités. La démocratisation de l'université, de son fonctionnement et de son administration, est une urgence extrême ! Le nouveau ministre doit en faire sa priorité. Dans ces moments de fin d'année où se font les examens et les soutenances de mémoire, il faut prendre conscience que le plagiat est devenu une donnée systémique du fonctionnement du savoir universitaire. L'effort de recherche est devenu une exception et le plagiat la normalité. Mais, il y a des îlots de résistance à cette dérive structurelle, dans les rangs des enseignants et étudiants. Il nous manque un socle intellectuel solide et un réseau d'enseignants-chercheurs crédibles, pour redonner forme et vie à une université algérienne porteuse d'acquis, mais malheureusement dépourvue de projet. Voilà pourquoi l'université algérienne a besoin impérativement d'une révolution culturelle, faite de liberté, d'éclosion de savoirs et de talents et d'une intellectualisation au sens le plus critique du terme de son rapport au pouvoir, à la société et les enjeux qui les traversent. Il y a gravement urgence ! H. A.