Pour Eugène Delacroix (1798-1863), le dessin semble être, avant tout, un acte de foi qui dicte une certaine manière d'être d'un tableau, lui impose une gestuelle précise. Les couleurs, chaudes ou froides, claires ou foncées, criardes ou pâles, viennent, dans son cas, après les premières formes esquissées sur un support déterminé. Sa thématique a été classée, depuis fort longtemps, par les historiens de l'art pictural, comme étant d'essence purement romantique. Cependant, qu'en est-il de nous, Maghrébins, qui faisons parfois l'objet de cette même thématique, qui continuons encore de subir l'impact d'une vision orientaliste réductrice nous reléguant dans les oubliettes de l'histoire ? Delacroix a beau s'en cacher, il nous révèle, indirectement et malgré lui, son appartenance à cet état d'esprit spécifique à toute société qui se cherche et qui voudrait s'imposer sur la scène de l'histoire. Que ce soit dans son journal, dans lequel il a consigné toutes ses idées et ses états d'âme entre 1820 et 1863, ou encore dans la grande masse de ses œuvres picturales, nous le voyons suivre de près cette ligne éditoriale fixée, pour ainsi dire, par la classe intellectuelle européenne depuis la Renaissance. Non, il ne procède pas du Siècle des lumières, ni de ses idées de progrès et de liberté. Encore faut-il, en ce qui nous concerne, prendre le XVIIIe siècle avec des pincettes. Nous savons très bien ce qui est advenu de nous depuis ! Donc, ce qui occupe l'esprit de Delacroix au premier chef, c'est bien ce vieux conflit, ouvert ici, latent ailleurs, entre l'Orient et l'Occident. Un conflit qui a, des siècles durant, embrigadé les esprits, enflammé les imaginations depuis la chute de Grenade en 1492. Les derniers soubresauts de l'Empire ottoman, en perte de vitesse dès le début du XIXe siècle, firent encore le bonheur de Delacroix et de sa palette généreuse. Victor Hugo, quant à lui, qui se voulait le chantre d'un certain modernisme, se fit l'écho de ce conflit larvé que certains éclectiques ont préféré, par euphémisme, appeler orientalisme. Sur un plan purement géographique, on peut même tracer l'esquisse des lieux où se mouvait l'esprit de Delacroix : l'Italie du Moyen-Age qui est à la base de quelques-unes de ses grandes compositions picturales, le Maghreb, c'est-à-dire, le Maroc et l'Algérie, où il voyagea et réalisa de belles esquisses en 1832, et autant de croquis et d'études pour ses tableaux ultérieurs, la Grèce qui luttait alors pour son indépendance et, enfin, Constantinople, celle qui voyait l'arrivée des croisés au XIIe siècle. A proprement dire, il n'y a pas une grande différence, thématique bien sûr, entre lui, le peintre, et son contemporain, le grand prosateur que fut François René de Chateaubriand, autre esprit accaparé par une vérité essentiellement européenne. Parfait coloriste, comme disait de lui Charles Baudelaire en 1845, éternellement jeune, comme le décrivait la romancière Georges Sand, Delacroix, de par ses idées et ses réalisations picturales, a été, peut-être, le premier peintre moderne à mettre en relief des idées purement politiques : Massacre de Chio, L'arrivée des croisés à Constantinople, Femmes d'Alger dans leur appartement, La mort de Sardanapale en 1828, etc. on dit que le fameux tableau de Géricault Le radeau de la Méduse est une allégorie politique, mais Delacroix qui fut son disciple, est allé beaucoup plus loin que lui ! Son sujet, il n'avait pas besoin de le chercher, car il l'avait déjà en tête grâce à son appartenance, directe ou indirecte, à ce mouvement intellectuel prédominant en Europe depuis la fin du Moyen Âge, et qui faisait de celle-ci le centre du monde. Ce qu'il cherchait plutôt c'est bien le dessin, et à la suite du dessin, une palette qui n'était pas seulement appropriée à son sujet, mais qui éclaboussait toutes les données artistiques de son temps. De ce fait, sa thématique reste égale à elle-même, au point qu'il est permis de dire sans exagération qu'elle n'a pas changé depuis ses premiers tableaux dans les années 1920 du XIXe siècle jusqu'à la fin de sa vie. L'Orient, en tant que sujet à la mode parmi les romantiques, lui a donné l'occasion d'extérioriser cet état d'âme fondamentalement européen, enfoui en lui, et de rejoindre ainsi, dans la clarté du jour, la cohorte des autres peintres et écrivains qui ne cachaient pas cette propension à mettre en coupe réglée le reste de l'humanité. Ce même Orient, il l'a connu, ensuite, sur le terrain, c'est-à-dire au Maghreb en 1832 lors de son voyage d'exploration en tant que peintre au sein d'une mission officielle française. Etrangement, cette relation directe, qui prit fin dans ce même Maghreb, continua à l'animer jusqu'à la fin de ses jours. Ce fut comme un plat réchauffé, assaisonné et épicé à chaque fois. L'historien Fernand Braudel (1902-1985), ne résumait-il pas dans un livre posthume, et dans un langage feutré, cette manière de penser, spécifiquement européenne, qui faisait de l'Orientalisme un véritable cheval de bataille ? Ne disait-il pas, dans ce même livre, que le sud de la France est relativement en retard par rapport au Nord pour avoir été occupé par les musulmans ? N'est-il donc pas grand temps, pour les intellectuels maghrébins de se mettre au travail, de relire cette histoire des deux rives de la Méditerranée conformément à leur nouvelle vision du monde ? A titre d'exemple, Bonaparte est bien Bonaparte, mais ce dont on a besoin maintenant c'est de reconsidérer ce même Bonaparte sous un prisme typiquement maghrébin. Les autres chapitres de cette histoire, si commune par force, devraient être relus, revus et corrigés dans nos propres laboratoires.