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Saïda
Genèse d'une insoumission
Publié dans El Watan le 08 - 05 - 2005

Une parole raciste d'un capitaine raciste qui exige, toute honte bue, aux jeunes futurs appelés d'aller se laver, avant de passer la visite médicale prévue au théâtre municipal de la ville. Une parole méprisante de plus et c'est toute la région de Saïda (la porte du Sud-Ouest algérien) qui bascule dans l'insoumission généralisée.
Nous sommes le 2 mai 1945. La proposition d'aller à la douche pour passer par le stéthoscope est perçue comme une humiliation par les 200 jeunes de 20 ans qui avaient été regroupés dans la caserne de la légion étrangère (la Redoute) avant d'emprunter à pied la rue principale qui sépare le lieu de regroupement du lieu de visite médicale sur 500 mètres environ. Hamadouche Athmani, le premier de la liste du conseil de révision, né le 22 janvier 1925, refuse haut et fort cet ordre dégradant : « Nous sommes plus propres que n'importe qui, car nous sommes musulmans et procédons aux ablutions 5 fois par jour. » Le capitaine gifle le jeune futur conscrit, le place à l'écart et c'est la goutte qui a fait déborder le vase. Le refus de se doucher se propagea à l'ensemble des jeunes présents à la visite médicale. « L'Algérie algérienne » est scandé à l'unisson par des centaines de poitrines sur l'itinéraire du retour. Une voix s'élève pour chanter l'hymne patriotique « Min Djibalina talâa saout el ahrar » (de nos montagnes s'élève la voix des hommes libres). D'autres voix des conscrits de la France non reconnaissante entonnent la chanson révolutionnaire du Parti du peuple algérien, le PPA, un parti nationaliste. C'est la traînée de poudre qui gagne toute la ville. Dans la liesse, la population algérienne des grabas malfamés prend part aux manifestations de la réhabilitation tant attendue par une France oublieuse de ses engagements. Les « pouilleux » lèvent la voix, crient leur refus de ne plus se soumettre aux lois inéquitables qui font que l'Algérien ne redevient citoyen français que quant il y a la guerre contre un ennemi de la France. Les mots d'ordre désarçonnent la quiétude des nantis de la colonisation, une minorité repue de sueur indigène et de certitudes coloniales. Les gros pontes de la présence européenne sont aux abois. Le déclic aura des conséquences incalculables sur la suite du processus de décolonisation. Les militants de l'indépendance du pays regroupés principalement autour du parti nationaliste le PPA-MTLD exploitent la brèche pour exiger la libération de Messali El Hadj, chef charismatique emprisonné dans un anonyme cachot à El Menaâ, dans le Sud algérien. Le centre-ville est immédiatement encerclé par les services de police de cette commune mixte. On fait appel aux renforts, qui viennent notamment de Mascara, siège de la sous-préfecture dont dépend administrativement Saïda. La caserne des légionnaires est mise en alerte maximum. La douche de la honte déclenchera en fait un mouvement contestataire inattendu, c'est le saut qualitatif incontestable dans la réhabilitation de l'Algérie combattante dans ses droits naturels. Les ruraux algériens chassés de la campagne par la misère et le fléau des maladies endémiques, installés de fraîche date à la périphérie, prêtent main forte aux militants du PPA. « Nous étions considérés moins que des mulets appartenant aux colons, car ces animaux de trait avaient droit à l'orge, pas nous. Nous devions nous suffire de bouillie de son et de baroube », dira Mézouir Mohamed, un déraciné de la campagne, auteur- interprète de la célèbre chanson « Saïda beîida oua el machina ghalia » (Saïda est loin et son train trop cher). Du haut de ses 85 ans, il se rappelle très bien du mois qui a changé le visage de la résistance algérienne. Le vieil et humble homme-poète est aujourd'hui gardien du parc de la commune de Maâmora, le premier village socialiste inauguré par Houari Boumediene. Il perçoit 3 000 DA dans le cadre du fameux filet social. « Nous avons notre indépendance et c'est le plus important. En 1945, nous étions moins que des animaux domestiques, les colons nous traitaient de sauvages », dit-il avec beaucoup de retenue. Les meneurs, comme le mentionneront les rapports des services de sécurité français de l'époque, sont arrêtés manu militari, bien sûr. Inculpés d'« incitation de la population à la rébellion », Meshoub Mahieddine, Athmani Hamadouche, Kiour Habib, Medeghri Mohamed et Benacer Mohamed sont conduits à la prison civile. Ils y resteront du 2 au 16 mai, avant d'être transférés à la prison d'Oran à l'issue d'un passage humiliant par le fort de Santa Cruz (Oran). Ils sont adhérents scouts au club El Hilal et membres actifs du Parti du peuple algérien. La presse coloniale, dont « l'Echo de Saïda », classe l'affaire dans la rubrique « Faits divers ». Mais le climat social changera durablement. Les méfiances entre Européens et autochtones s'accentuent. A son tour, le prolétariat urbain constitué autour de la ligne du chemin de fer qui descend jusqu'à Kenadsa (Béchar) et de quelques unités de transformations artisanales fait siens les mots d'ordre du « front du refus » de l'ordre établi. La peuplade, dont les valeureux enfants sont morts pour libérer la France de Jeanne d'Arc et Clemenceau, s'éveille. Le peuple « élu » prend peur. La mystification de l'égalité des devoirs et des droits prend eau de toutes parts.
Nous sommes dans la césure définitive
C'est un moment essentiel de l'histoire algérienne en marche. Les militants de la cause nationale qui travaillent (en petits nombres) dans l'administration coloniale s'impliquent à leur tour dans la déstabilisation du régime despotique des colons de la région. Ils aident leurs concitoyens militants à obtenir des sauf-conduits vierges et des cachets humides pour circuler sans contrainte dans une cité devenue en quelques jours lieu de torture à ciel ouvert. Le 8 Mai 45, célébré avec faste par les alliés, dont la France, sur l'Allemagne nazie, est synonyme de génocide à l'est du pays. Un regroupement à Maghnia (extrême-ouest du pays) des principaux responsables du PPA décide de la généralisation de l'insurrection née à Saïda afin, d'une part, de maintenir la flamme consécutive aux évènements du 2 mai et, d'autre part, d'atténuer la pression sur les populations des villes de Sétif, Guelma et Kherrata, sur lesquelles s'exerçait sans discontinuer une répression féroce. Il était nécessaire d'ouvrir de nouveaux fronts pour installer le doute chez l'état-major français. Des actes de sabotage sont programmés pour créer la faille. Les cellules du PPA de la ville des eaux optent pour les installations stratégiques de la colonisation. Elles installent dans une clandestinité quasi parfaite une organisation paramilitaire d'une grande efficacité dans le choix des cibles à toucher. Des objectifs stratégiques, comme le siège de la mairie où siègent les colons les plus ultra, dont le maire lui-même (son bureau est brûlé), la station d'essence « Standart Oil » qui achemine le carburant vers le sud-ouest, le dépôt de bois où s'approvisionnait l'armée, la voie ferrée et les ouvrages d'art, la coupure des lignes de téléphone, sont attaqués, selon les règles d'un plan admirablement respecté. Il était nécessaire d'entretenir le climat insurrectionnel. La ville natale de Maâta Mohamed El Habib est en ébullition. L'opération menée avec minutie eut un grand retentissement à l'échelle nationale, alors qu'un contre-ordre émanant de la direction centrale du PPA, pour surseoir de passer à l'acte projeté, suite aux exactions commises sur les populations des villes de l'Est, avait été envoyé aux cellules de Saïda. Dans l'esprit des rédacteurs du contre-ordre, il fallait éviter un autre bain de sang, épargner la vie des Algériens. Le document en question n'arrivera jamais à Saïda. Le délégué de Mascara, à qui revenait la mission de transmettre ledit contre-ordre, s'était trouvé dans l'impossibilité de le faire aboutir pour cause d'encerclement de la ville de Saïda.
Les hasards de l'histoire
La répression est immédiate suite aux attentats nationalistes perpétrés dans la nuit du 16 mai 1945. Les forces d'occupation procèdent à l'interpellation de la tête pensante de ce mouvement. Le soulèvement se généralise dans les villes de l'Ouest (Sidi Bel Abbès, Tlemcen, Aïn Témouchent, Maghnia, Mascara, Oran) ou pas moins de 800 Algériens sont arrêtés. Les Européens, eux, ne croiront pas leurs yeux au lendemain des évènements. Viscéralement méprisants à l'endroit de tout ce qui ressemble à l'Algérien, ils ne pouvaient admettre que l'indigène « guenillard, affreux, sale et soumis » des quartiers pauvres de Boudia et Amrous soit apte à l'enclenchement et à la maîtrise de ces opérations de déstabilisation exécutées avec un grand art de la précision dans une ville qui compte 15 000 habitants en 1945, dont plus des trois quarts vivent au ras de la subsistance. A Saïda-ville, 47 personnes, toutes affiliées au PPA, toutes kechefs depuis 1939, sont arrêtées entre le 16 et 21 mai à la suite d'une enquête où le hasard, cette fois-ci, met son grain de sel. Défavorable à la cause des hommes libres cette fois-ci. En effet, la liste où figurait le nom et la fonction des militants du parti nationaliste est trouvée fortuitement chez un taleb acquis à la cause, mais qui s'adonnait néanmoins au marché noir. C'est le commencement de la fin des illusions de l'Algérie française. Les voies principales d'accès sont bouclées par les légionnaires. Un détachement de la garde républicaine basé à Mascara à 60 km au nord est appelé en renfort. Aux interrogatoires musclés et aux incarcérations massives et sans discernement s'ajoutent « la mise sous scellés » de quartiers arabes tout entiers. Saïda est coupée du monde. Elle est sous état de siège, mais la mèche a pris. L'appel à la révolte a été entendu grâce à la témérité de jeunes militants pour lesquels seule la contre-violence pouvait changer l'ordre des choses. « Les indigènes à la niche » c'en est fini, se révoltent-ils collectivement. L'agglomération est désormais mise sur le pied de guerre. La révolte des proscrits s'étalera sur tout le mois de mai. Le 6 novembre, ils comparurent devant le tribunal militaire pour des chefs d'inculpation de haute trahison et atteinte à la sûreté de l'Etat. Ledit tribunal militaire, siégeant à Oran, prononcera, le 8 novembre 1945, 6 condamnations à mort, 8 condamnations à perpétuité, des travaux forcés et de lourdes peines de prison allant de 5 à 15 ans pour le reste des Algériens incarcérés à la casbah de Mdina Jdida d'Oran. Le verdict est sévère, extrêmement sévère. A l'annonce du verdict, Mimouni Lahcène (membre du comité régional de PPA et l'un des principaux instigateurs des évènements du 16 mai) aura ces mots : « Pourquoi devrions-nous nous en faire ? C'est la France qui nous condamne et non Dieu. » Dans son édition du 9 novembre 1945, « l'Echo d'Oran », farouche allié des intérêts coloniaux, titre en fanfare : « Hier, se sont terminées les affaires de trahison de Saïda. » Il ne dira mot sur la répression sanglante qui s'était abattue sur les sœurs jumelles de Saïda, les villes-martyres. Il faut souligner que lors de cette journée (le 8 novembre 1945), des officiers français célébraient avec faste et champagne, à Alger, le 3e débarquement des Américains, le 8 novembre 1942. Comme quoi, la politique du pire était toujours de rigueur. Le pourvoi en cassation de Mimouni Lahcene, condamné à mort, sera rejeté par le général de Gaule. Malgré cela, l'artisan de la libération sera amnistié lui et ses compagnons de cellule le 16 mars 1946. La main lourde d'une justice aux ordres frappe pour l'exemple. Il fallait serrer la vis pour éviter la contagion, mais il était déjà trop tard. « L'administration pénitentiaire nous nourrissait de gravillons dans de l'eau bouillie. Notre incarcération était plus qu'atroce, elle était inhumaine, car avant toute chose humiliante au plus haut point », dira Athmani Hamadouche, un amnistié de 1946 qui se rappelle aujourd'hui dans le détail les douloureuses péripéties des évènements du mois de mai 1945. « Seul le directeur de prison éprouvait un peu de peine pour nous parce qu'il était communiste », nous apprend Athmani, aujourd'hui âgé de 80 ans. Les Algériens morts pour cette France qui demande aux futurs conscrits d'aller au bain avant de passer devant le médecin sont plus nombreux que tous les résistants français morts, eux, pour leur patrie. La France renie ses engagements. Elle ne tiendra pas parole. Athmani, toujours lui, le lui rappellera un certain 1er novembre 1954. Ce novembre qui avait en fait commencé lors des évènements de mai 1945.


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