Bienvenue en République islamique d'Iran. Nous vous rappelons que l'introduction des boissons alcoolisées est formellement interdite », avertit sans trop de conviction la voix juvénile de l'hôtesse de l'air de la compagnie aérienne émiratie. Nous sommes vendredi 8 avril. Il est 10h. L'appareil, dans une frénésie inhabituelle, s'apprête à se poser sur l'aéroport Mehrahab de Téhéran. Les femmes, jusque-là en tenue occidentale, se pressent de couvrir corps et tête à l'aide de voiles noirs, laissant juste transparaître de petits visages rondelets et maquillés à outrance. « C'est le seul signe de féminité qui nous reste à montrer », regrette Myriem, une passagère iranienne visiblement mal à l'aise dans sa nouvelle tenue. « Ils ont tout interdit dans ce pays, la beauté, la liberté et même l'avenir. » Myriem vit à Dubaï depuis une dizaine d'années avec son mari et ses deux enfants. Elle travaille comme sage-femme dans un hôpital de la ville. Elle revient régulièrement à Téhéran pour voir ses parents âgés et malades. « Autrement, je ne remettrais plus les pieds dans un pays qui croule sous le poids des paradoxes et de l'hypocrisie sociale », avoue-t-elle sans crainte de se faire sermonner. L'aéroport international manque d'aspect. Il ne ressemble à rien. Sauf peut-être à un immense hangar bien éclairé avec des murs épais en béton, ornés çà et là de panneaux publicitaires écrits exclusivement en farsi. Heureusement, à l'aide d'images, nous arrivons tout de même à comprendre le sujet. Les visages sont livides, les paysages austères. On se croirait dans une république de l'ex-Union soviétique, tant les ressemblances architecturales des lieux et comportementales des gens sont criantes. Et pourtant, ce n'est pas le cas. Nous sommes bel et bien en République islamique d'Iran. Les posters géants de Khomeyni, père de la révolution, et de son successeur Khamenei accrochés sur les murs de l'édifice sont là pour le rappeler. L'attente est longue devant les guichets de la police des frontières. Visages fermés et yeux rivés sur l'ordinateur, les femmes policières, voilées de tchadors noirs, bombardent les passagers non iraniens de questions personnelles avant d'apposer sur leur passeport le fameux cachet d'entrée au territoire. « Où allez-vous exactement ? Quel est le nom de l'hôtel dans lequel vous allez descendre ? Pourquoi êtes-vous venu en Iran ? Avez-vous de la famille ou des amis ici ? Etes-vous musulman ? Est-ce votre premier voyage ? Parlez-vous farsi ? » Autant d'interrogations qui, certes, vous mettent prématurément mal à l'aise, mais contre lesquelles il est recommandé d'afficher une écoute respectueuse et passive pour ne pas hypothéquer ses chances d'entrée. « Dites au monde que la révolution islamique a échoué » Le chauffeur de taxi est au rendez-vous. Il se nomme Reza. Ancien professeur de lycée, il a quitté l'éducation pour se lancer dans le transport privé, « rentable et sans casse-tête », selon lui. Reza a la langue déliée, contrairement à la majorité de ses concitoyens qui n'osent souffler mot sur les ravages de la révolution. « Ecrivez ce que vous voulez et dites au monde entier que la révolution islamique a échoué et que les mollahs ont mené le pays à la ruine », révèle avec courage notre chauffeur de taxi, visiblement en confiance avec les étrangers. « On pensait qu'on allait mieux vivre une fois la guerre avec l'Irak finie, profiter de nos richesses naturelles et de notre savoir-faire. Etre enfin comme tous les autres peuples du monde qui aspirent à la paix et à la solidarité. Mais non, décidément, nos gouvernants n'ont pas opté pour le même choix. Ils préfèrent la politique de la confrontation pour justifier et consolider leur pouvoir en interne », dit-il. Reza a souffert des pratiques du régime lorsqu'il était enseignant. Maintes fois interné pour ses opinions un peu « bizarres » par rapport à la moyenne des iraniens, il a décidé de jeter l'éponge et d'abandonner toute lutte politique ou sociale pour se consacrer uniquement à sa famille et à son travail. Son frère est mort en 1982 lors de la guerre contre l'Irak. « je ne l'ai plus revu depuis le matin où il a quitté la maison familiale pour monter au front », raconte-t-il avec une profonde tristesse. « Personne ne sait où il est enterré. Les mollahs nous disent qu'il est au Paradis. Moi je dis qu'ils se moquent de nous comme de tout ceux qui sont morts. » Pour changer d'ambiance, Reza met une cassette de Ali Iftikhari, un chanteur iranien célèbre, et l'accompagne discrètement en chantant du bout de ses lèvres. « On dit que le shah aimait bien se regarder dans la glace » Direction le quartier chic de Farmanieh situé sur les hauteurs de Téhéran. De là, nous assure-t-il, nous pourrons avoir une vue générale et dominer toute la cité qui s'étend sur des dizaines de kilomètres. Construite dans une cuvette, cernée de tous les côtés par des montagnes enneigées, Téhéran, où vivent plus de dix millions de personnes, est agressée, hiver comme été, par la pollution. A vous couper le souffle. Il faut dire que le parc de voitures presque « ancestral » et le prix dérisoire de l'essence (un dollar pour dix litres de gasoil environ) ont fini par avoir raison de toutes les mesures prises en faveur de l'environnement et de l'amélioration de la qualité de l'air. « Je vous recommande d'acheter des masques en tissu pour vous protéger. Ici les gens suffoquent surtout quand il fait trop chaud et beaucoup meurent de maladies respiratoires », explique le chauffeur qui tente d'éviter les crevasses pour ne pas abîmer sa vieille Peykan beige, symbole de la révolution industrielle et automobile iranienne. Nous sommes enfin à Farmanieh. Juste le temps de se reposer et de se changer. Au menu touristique : visite du palais d'été du shah situé non loin du quartier, puis faire un tour dans le grand bazar de Téhéran qui se trouve dans le « downtown », en contrebas de la ville. 16h. Nous nous y rendons en fin de compte à pieds, histoire de sentir l'ambiance de la ville. Quinze minutes de marche suffiront pour atteindre la somptueuse bâtisse historique. De l'extérieur, on peut déjà contempler l'immense jardin verdâtre où l'on a planté toutes sortes de fleurs que le shah, dit-on, aimait contempler de la fenêtre de la chambre où il faisait quotidiennement la sieste. De jeunes iraniennes, apparemment des étudiantes couvertes de la tête aux pieds, s'étendent sur la pelouse tondue à la perfection pour profiter de la chaleur que procurent les rayons du soleil. Deux militaires armés jusqu'aux dents montent la garde à l'entrée de ce qui fut avant les appartements privés du roi. Nous poussons la grande porte bleue en bois et nous voilà accueillis par une femme d'apparence moderne, habillée d'un long manteau noir et d'un foulard multicolore. C'est Elham, elle travaille comme guide officiel au palais. Une petite introduction historique et nous voilà en train de nous pavaner sous bonne escorte dans toutes ces pièces et salons, où bien des complots ont été ourdis et des décisions de grande importance ont été prises. De la salle des banquets à celle des ambassadeurs en passant par la chambre des cadeaux et des réunions militaires restreintes, tant d'objets et d'histoires à découvrir dans ce palais qui n'a pas encore livré tous ses secrets. Les tapis persans soigneusement brodés à la main ornent les sols en marbre, tandis que des miroirs géants décorent les murs. « On dit que le shah aimait bien se regarder dans la glace », nous dira le guide avec un léger sourire. A côté des miroirs, on peut également observer avec détails les grands portraits tantôt peints, tantôt dessinés de l'ancien maître des lieux. On le voit dans toutes les postures. Parfois debout sur une limousine dernier cri de l'époque saluant avec arrogance et nonchalance la foule venue l'acclamer dans la rue, parfois posant derrière son imposant bureau en bois marron, un stylo en or à la main, ou lisant un livre en compagnie de l'un de ses trois petits-enfants. Chaque chambre possède sa spécificité et son histoire. On a même installé un cabinet dentaire à proximité du bureau du roi. Un mystère que notre guide n'a pas pu élucider, se contentant de dire : « vous savez, les rois sont les rois. Ils peuvent se permettre ce qu'ils veulent et quand ils le veulent. » Le palais d'été du shah fait partie des rares endroits encore ouverts au public. La majorité de ces maisons historiques et somptueuses ont été prises d'assaut par les mollahs juste au lendemain de la révolution. « On ne sait pas ce que sont devenus ces palais », se demande le guide qui regrette que l'Iran n'ait pas tellement investi dans le tourisme. Mais pour cela, rectifie-t-elle, il faut d'abord favoriser une politique d'ouverture et d'échange, non pas d'isolement et de méfiance. Perse Cola et jus Zamzam 18h à peine. C'est le meilleur moment pour visiter le bazar, même si en ce moment « Téhéran se transforme en capitale mondiale de l'embouteillage », lance Reza, devenu notre guide. La circulation est tellement dense que les véhicules restent immobilisés durant plusieurs minutes. Rien à faire. Pas de routes secondaires ou d'échangeurs. Il faut juste prendre son mal en patience et continuer à savourer les chansons d'amour de Ali Iftikhari. On traverse la place ou les places Khomeyni. L'homme est partout. Il est le plus sculpté de tous les personnages politiques et religieux du pays. On le voit parfois levant sa main pour indiquer aux générations futures le chemin qu'il faudrait suivre, parfois méditant profondément, sa tête appuyée sur sa main droite. On le voit en grandeur nature sur les murs des immeubles, partageant parfois l'espace avec d'autres « martyrs » inconnus de la guerre contre l'Irak. En Iran, la propagande est partout. Dans les lieux publics, les jardins, les mosquées, les marchés. Elle se détecte même sur les visages des gens. Elle est érigée en système national. « Les médias parlent de l'ennemi sans le nommer, on dénigre le libéralisme américain, mais on se bouscule devant les MacDonald locaux, on fustige l'occident dépravé, mais on courtise les filles par voitures interposées, on interdit l'alcool, mais on produit en cachette l'Arak. Tel est l'Iran d'aujourd'hui », philosophe Reza. Un magma de contradictions, fait de fierté politique et de misère sociale, un pays coincé entre le désir de modernité de ses jeunes et la vision rétrograde de ses mollahs. Ah ! Nous avons oublié le fameux bazar, avec ses centaines de magasins, où l'on vend presque tout. Bijoux locaux, vrais et faux tapis persans, derniers films américains, même ceux qui vont à l'encontre de la morale religieuse, musique occidentale qu'on peut vous copier sur place de l'ordinateur, épices magiques ramenées d'Asie ou d'Inde, tissus de toutes les couleurs et tchadors de toutes les formes, un spectacle hallucinant digne des vieux souks arabes. Des cafés traditionnels peuplent les arcades. On peut fumer sans craindre une « chicha » et siroter le thé Lipton, mélangé avec de l'eau. On peut aussi se rafraîchir avec Perse Cola ou jus Zamzam, fabriqués localement. Nous nous éloignons du bazar. Nous nous retrouvons dans le quartier kurde chiite. Une réunion est organisée dans l'une des petites mosquées du quartier. Objet : discuter des conditions de vie des Kurdes d'Iran et interpeller les autorités sur leur situation économique et sociale catastrophique. Reza nous persuade de quitter les lieux, « car les choses peuvent tourner facilement et une descente des pasdarans ou des bassij (polices politique et des mœurs) peut intervenir à tout moment. Avec eux, on ne rigole pas. Nous obéissons et rentrons à la maison ». Demain est un autre jour, il nous mènera vers des contrées lointaines. Exactement à Mashhad (1000 km au nord de Téhéran) et Zahedan (1500 km), aux frontières avec l'Afghanistan dans la province du Sistan Baluchistan. L'excitation de découvrir l'Iran profond nous gagne déjà...