La tablette, la même partout, en bois plané et poli le calame, taillé obliquement à partir d'un roseau du talus ; l'encre, religieusement préparée à la maison, en mélangeant la laine brûlée avec la gomme arabique, c'était là, tout le monde le sait, l'attirail du parfait écolier d'antan. Le bout de salsal « glaise », quant à lui, venait après coup, c'est-à-dire après avoir récité sa leçon, sans aucun accroc, devant le maître. A l'époque, on ne songeait pas au palimpseste. On écrivait, on effaçait, et ainsi de suite. C'était le temps où les enfants allaient à la mosquée du village pour apprendre le Saint Coran. Et c'était, également, le temps où les lettrés faisaient valoir leur savoir en ayant la calligraphie maghrébine comme support. Celle-ci trônait, alors, sans l'ombre d'une concurrente, en Afrique du Nord comme en Afrique de l'Ouest. Et Rodossi Kaddour Mourad vint mettre sa touche superbe qui devait transformer ce paysage ! Ce fut un véritable miracle dans une Algérie qui se débattait pour échapper au nouveau mouvement de latinisation, reprendre attache avec elle-même. La première édition du Saint Coran, selon la lecture de l'imam Warch, avec une calligraphie bien maghrébine, vit alors le jour pour la première fois. Éditions pour enfants Il y eut même d'autres éditions graduées pour enfants, et ne contenant que quelques sourates. Toutefois, celle de 1931 demeure la référence par excellence, même si la maison d'édition cessa de vivre avec la disparition de son promoteur. Celui-ci a su faire usage du matériau du terroir, entendez cette belle calligraphie maghrébine qui s'est imposée depuis la codification, au huitième siècle de l'ère chrétienne, du rite malékite en Afrique du Nord. A l'instar des autres styles d'écriture répandus au Moyen-Orient, la calligraphie maghrébine possède ses propres formes géométriques. Il s'agit, toutefois, de traits curvilignes et de courbures se distinguant des tracés francs et directs qui caractérisent le style koufi, le parent le plus proche du style maghrébin. A titre d'exemple, les lettres « fa » et « qaf », qui ont le même dessin, portent leur signe diacritique, l'une sur sa tête, l'autre sous sa forme arquée et déhanchée quelque peu. Le « alif », quant à lui, affiche, à la fois, sa sveltesse et son élancement dans l'espace comme pour mettre en relief une certaine échappée dans le monde mystique. Les autres lettres de l'alphabet, et quel que soit le support employé, veulent se démarquer l'une de l'autre, mais ne trahissent pas la norme générale, celle qui donne à l'ensemble sa musicalité et son harmonie. D'ailleurs, il y a comme un côté sonore dans la calligraphie maghrébine. On le voit dans les ornements de certaines mosquées où les caractères dansant, et fuyant parfois, en disent long sur la relation entre le geste, la forme et le son. Au début des années soixante-dix du siècle dernier, un éditeur du Moyen-Orient, voulant prendre les Maghrébins de vitesse, découvrit que son édition du Saint Coran ne pouvait être du goût du lecteur en Afrique de l'Ouest. Celui-ci, rompu qu'il était à la calligraphie maghrébine, rejeta toute innovation en la matière. Au mépris des ayants droit, l'édition de Rodossi fit donc l'objet d'un piratage sans précédent dans les annales de la culture islamique. Le lecteur en Afrique de l'Ouest accepta, cette fois-ci, l'édition du Saint Coran sans rien savoir de ce terrible manège. L'Algérie, il faut le dire, avait la tête ailleurs. Qui évoque, aujourd'hui, le travail extraordinaire accompli par Rodossi au profit de la culture maghrébine et africaine ? Son imprimerie, située à l'ex-rue de la Lyre, à Alger, ne lance plus ses crépitements. Et pourtant, des milliers d'exemplaires du Saint Coran, de grammaire, de jurisprudence malékite, de panégyriques du Prophète et d'autres produits de l'esprit ont transité par cette même imprimerie, dans une calligraphie bien maghrébine, avant de connaître leur point de chute, c'est-à-dire les différents lecteurs. Quoi de plus simple que de songer à créer un petit musée qui abriterait les restes de cette imprimerie, ainsi qu'un exemplaire de chaque livre sorti de ses entrailles au cours de la première partie du vingtième siècle ? N'ayant plus le dynamisme d'antan faute, apparemment, de gens rompus à la création artistique, la calligraphie maghrébine donne, aujourd'hui, l'impression de quitter la scène en silence, après avoir tenu sous son charme puissant des générations de poètes, de jurisconsultes, de prosateurs, de graveurs, d'architectes et d'autres créateurs. Comment donc parler d'identité culturelle lorsque, sous nos yeux, les éléments constitutifs de celle-ci se disloquent sans espoir d'être remembrés un jour ? Les Egyptiens ont préservé l'imprimerie de Boulaq, créée par Mohamed Ali au dix-neuvième siècle. Ils font même référence, avec fierté, à celle que Bonaparte installa au Caire en 1798 pour les besoins de sa conquête. Qu'en est-il de nous en ce domaine ? Faut-il rappeler que ce sont les détails qui font l'identité culturelle avant tout ? Faut-il encore aller crier sur les toits que ce sont les détails qui font la vie ? Donc, nul besoin de dire sur ce chapitre qu'il faut pousser l'obstination à son point extrême.