En mai 1933, les écrits de Bertolt Brecht flambent sur le grand bûcher dressé devant l'opéra de Berlin. L'endroit est bien choisi par ceux qui souhaitent assurer au spectacle un succès exceptionnel. Quant à l'heure, elle ne s'est pas vraiment choisie dans le temps trop long d'une Allemagne devenue hitlérienne. Théâtre d'exception réglé par l'ordre militaro-fasciste. La leçon prête à la méditation. Le dramaturge n'assiste pas au spectacle berlinois. La première étincelle n'a pas encore jailli du feu de haine froide que Bertolt Brecht est déjà parti, en fuite vers les Etats-Unis, après avoir changé de pays plus vite que de chaussures. Galilée, qui deviendra sur scène l'un de ses personnages fétiches, aura eu en son temps plus de chance. Convié à abjurer par l'Inquisition en 1633, le savant italien convient à voix haute que la Terre est immobile pour se donner encore un peu d'avenir de chercheur qui finira par lui donner raison. Depuis, la Terre continue de tourner exactement comme il l'avait calculé, mais Galilée n'aurait eu aucune raison de se réjouir sous un ciel allemand où l'on brûle des livres à défaut de l'homme qui les a écrits. La place du supplice public reste dressée en Europe en plein XXe siècle. Satisfaction tout de même dans les deux cas. Le savant italien fait un pied de nez à l'Inquisition en proférant sa vérité dans sa barbe, et l'écrivain allemand a retenu dans sa tête le meilleur de sa production. Ni Galilée, ni La bonne âme de Sé-Tchouan, ni Mère Courage n'ont alimenté le feu de joie nazie. Il faut croire en le talent de l'exil politique. Installé en 1941 aux Etats-Unis, Bertolt Brecht travaille. Il écrit quelques pièces de combat, Grand peur et misère du IIIe Reich, Les fusils de la mère Carrar, et surtout le beau Cercle de craie caucasien qui oppose deux communautés rurales à propos d'une vallée en litige. Qui mérite le mieux d'être le propriétaire de la terre convoitée ? Réponse de Brecht : le propriétaire légitime de la vallée fertile est celui qui, comme la servante au grand cœur lâche, la première, le bras d'un enfant qu'elle a adopté par amour, et qu'un juge a fait déposer au centre d'un cercle, tandis que la fausse mère génétique était prête à tirer encore, jusqu'à la mutilation du bébé, possédée par la folie de ses revendications inconvenantes et personnelles. Un pays, c'est ça. C'est comme un enfant, dont il faut s'occuper comme d'un être cher. C'est une vallée qu'il faut fertiliser en dehors des intérêts de classes ou de partis. Installé sur la terre des libertés démocratiques, le réfugié politique exprime librement ses idées jusqu'au moment où il se fait rattraper par l'histoire de son pays d'adoption, à défaut de son Allemagne perdue. Tentée par la voix des sorcières, la jeune Amérique s'en est déjà prise à deux obscurs immigrés italiens - tiens ! des compatriotes de Galilée-, qui sont exécutés en 1927. Deux pauvres types, Sacco et Vanzetti, grillent sur la chaise électrique, sur l'autel d'un nouvel ordre américain qui ressemble terriblement au vieil européen qui faisait abjurer et flamber des bouquins à la place de leur auteur. Joan Baez chante et n'empêche rien. Dos Passos manifeste publiquement avant de rejoindre les bureaux secrets des faucons. Joan Baez continue à chanter Sacco et Vanzetti, et je suis sûre que cette chanson, Bertolt Brecht l'a encore dans le cœur en 1947, au moment où la Commission des activités antiaméricaines frappe à sa porte, comme pour lui rappeler que les chansonnettes, c'est bien beau, mais que cela ne vaut pas une bonne réalité politique. Contrairement aux nombreuses commissions créées spécialement pour noyer le poisson et enterrer les morts, ce type de commission américaine ne blague pas, genre rétro. Inquisitoriale. Tribunal d'exception. Bertolt Brecht n'attend pas que le piège se referme sur lui comme sur Galilée. Que pourrait-il marmonner devant ses juges dans le micro ouvert à tout-va ? Que Mère Courage a perdu sa vaillance, et que la servante aurait dû laisser l'enfant à sa mère ingrate et génétique ? Vaine chanson. Ritournelle inutile tout autant que celle de Joan Baez, au regard de l'hymne à la joie froide d'un pouvoir destructeur. Mieux vaut faire ses bagages. Ne pas oublier d'y mettre entre deux paires de chaussettes, une idée qui résiste à la vitesse des chaussures du voyageur : il existe un réalisme politique universel auquel sont confrontés l'homme et ses prétentions. La nouvelle Amérique, pas plus que l'ancienne Europe, ne peut échapper aux lois de la gravitation qui scotchent sur le plancher des vaches les fauteuils étatiques, n'admettant que la seule révolution de la Terre tournant sur elle-même, la grande folle, tout le temps. Bertolt Brecht revient chez lui dans une Allemagne coupée en deux par le mur de Berlin. Entre les deux morceaux de territoire, le cœur du dramaturge ne balance pas. C'est à l'Est, en plein chantier de construction d'un nouveau pays, qu'il s'installe. C'est là qu'il mourra en 1956, après avoir dirigé le fameux Berliner Ensemble. C'est là, sur la scène de son théâtre, qu'il se donne les moyens dramaturgiques de démontrer comment la réalité politique dévore sans tuer, un peu à la manière d'un Galilée cédant devant l'Inquisition, à la manière du feu dévorateur qui fait décamper une bonne âme d'écrivain refusant de monter au ciel trop vite, en même temps que la fumée incendiaire nazie ou l'électricité américaine survoltée. Dans le désordre du monde, confronté à la « résistible » ascension du nazisme et de tous les autres « ismes » rendus possibles par une histoire qui va plus vite que le changement de chaussures et le retournement de vestes, il faut bien se rendre compte que « ce dernier homme de caractère », qui était le héros, est bien mort. Tout a l'air d'être tellement en ordre. Tout a l'air si immuable que l'on pourrait croire à un état de nature. Alors ? Alors, nous dit Brecht, c'est le moment d'enfiler les bottes de sept lieues qui vous mettent à bonne distance du spectacle. C'est le moment d'entonner les phrases incantatoires qui font reculer la bête : A une époque où règne la confusion, où coule le sang Où on ordonne le désordre, Où l'arbitraire prend force de loi, Où l'humanité se déshumanise... Ne dites jamais : « C'est naturel » Afin que rien ne passe pour immuable. Effet garanti. Ces mots désengluent le regard. Mais n'allez pas jouer au héros. Dites-le à voix basse, un peu à la manière de Galilée dans sa barbe. Dans un monde aveuglé par l'illusion du progrès, évitez le tribunal d'exception qui règle abusivement notre ordinaire.