les Grecs ont fait descendre la philosophie du haut de son piédestal pour en faire une activité quotidienne dans leurs cités et républiques. Nizar Qabbani, quant à lui, a su mettre la poésie à la portée du grand public », nous disait, déjà, un professeur distingué à la faculté des lettres et sciences humaines au milieu des années 60 du siècle précédent. Il ajoutait avec un certain bonheur que ce poète est le premier parmi tous les poètes arabes modernes à s'être penché sur les petites choses de la vie : le cendrier, la cigarette, le rouge à lèvre, les différents parfums naturels ou industrialisés, le pétrole, les turbans des émirs du Golfe, etc. Il s'en est trouvé, cependant, des harpies qui, à la mort de Qabbani (1923-1998), l'avaient vilipendé et voué aux gémonies en appelant leurs semblables à ne pas assister à son enterrement. Que lui reprochaient-ils au juste ? Un certain libertinage dans le verbe, une certaine légèreté dans le choix de ses thèmes poétiques ? En fait, Qabbani dérogeait à la pure tradition de la composition poétique arabe. Il allait au plus vif de son sujet en empruntant toujours le même chemin au risque de se répéter. Même en évoquant un problème d'ordre économique, tel le prix du pétrole, ou en discourant sur la pierre lancée par l'enfant palestinien en direction des hordes israéliennes, il le faisait via la femme, non en tant que corps, objet de plaisir selon ses détracteurs, mais plutôt en tant que sens giratoire obligatoire pour dire ce qu'il avait à dire. Des restes d'un campement évoquant sa bien-aimée, le poète de l'ère classique en a fait une condition sine qua non pour tout acte de création poétique digne de cette appellation, Qabbani, lui, a fait fi de cette loi poétique érigée en dogme ; c'est du reste, ce qui lui a permis de faire, en toute liberté, son approche de tous les problèmes de la société arabe. Le modèle, son propre modèle, il l'a façonné de ses propres mains en faisant montre d'un courage inégalé dans un Moyen-Orient sclérosé, mis à genoux depuis des lustres. A bien considérer la production poétique de Qabbani dans ce qu'elle a de plus moderne, on découvre qu'elle tient un peu d'un Paul Géraldy, d'un Jacques Prévert, voire même d'un Apollinaire et d'un Paul Verlaine ; toutefois, elle a de profondes attaches avec celle de Omar Ibn Rabia, d'Abou Tammam, de Djamil Boutheina et d'autres poètes du VIIIe siècle. Nizar Qabbani n'a rien du cheikh Nefzaoui, dans son Jardin parfumé, que ses détracteurs lisent en cachette, encore moins de la littérature érotique asiatique telle qu'elle se manifeste dans Kama Sutra et autres écrits du genre. C'est peut-être une poésie osée quelquefois, mais elle constitue une espèce de leurre en vue de piéger le lecteur et l'amener, indirectement, à s'intéresser aux problèmes de sa société. Le non-dit politique se transforme, par la grâce de la métaphore, en un sujet abordable, discutable, au nez et à la barbe des gouvernants et de tous les censeurs. Si Qabbani a fait l'objet de virulentes attaques de certains extrémistes, c'est parce qu'il a été plus loin que tous les autres poètes et prosateurs dans la dénonciation de toute forme de chosification de la société arabe. A titre d'exemple, si le jasmin est on ne peut plus jasmin dans la poésie de Qabbani, il est, en contrepartie, un prélude pour évoquer la mémoire de sa sœur qui s'est suicidée à la suite d'une déception amoureuse, et, bien sûr, une plaidoirie en l'honneur de toutes les femmes arabes. Qabbani, et à nos dépens, nous fait rappeler ces solistes qui, dans leurs variations musicales modales, s'abandonnent à une certaine quête spirituelle, mais pour atteindre un but précis, celui de la beauté et de l'exactitude. « Dans ma poésie, dans tous mes écrits littéraires, dit-il, je ne fais que combattre la laideur et la vilenie ! » Avec lui, c'est une palette qui change au détour de chaque poème grâce à un corpus d'images successives véhiculées par des mots de tous les jours. Dire de lui qu'il est tout simplement un grand poète sans lui adjoindre les qualités d'un soliste virtuose, d'un sculpteur, d'un grand peintre, d'un sociologue, équivaudrait tout simplement à lui retirer quelques galons, bien mérités, et à le mettre au même niveau que d'autres simples versificateurs de sa génération. En bref, Nizar Qabbani est, quelque peu, à l'image du cheikh Al Anka qui lança cette belle boutade lorsque certains puristes de la musique andalouse s'offusquèrent de le voir ajouter quelques fioritures improvisées au mode zidane : « Ce mode est déjà beau, je le reconnais, mais je viens de lui ajouter un grain de beauté ! » C'est ce que fit Qabbani au profit de la poésie arabe depuis ses débuts en 1940, jusqu'à sa mort en 1998.