Lorsque Herman Melville entreprend d'écrire Moby Dick, il a toutes les raisons du monde d'avoir perdu espoir, mais il n'est pas désespéré. Il s'accroche à sa passion littéraire comme à un credo, lui qui reste encore un écrivain et un poète méconnu. La gloire a choisi de sourire aux James Fenimore Cooper (1789-1851), Mark Twain (Samuel Langhorne Clemens ,1835-1910) et même un peu à Edgar Allan Poe (1809-1849). De tous ceux-là, pourtant, Melville n'a cure, car il place au-dessus de tous, son ami, son aîné, son modèle, Nathaniel Hawthorne (1804-1864) qu'il met au-dessus de tous. Dans ses rêves les plus fous, Melville n'ose pas imaginer pouvoir atteindre la grandeur de Hawthorne. Il ne se considère pas comme un génie des lettres américaines, mais comme un écrivain qui avait le talent suffisant pour raconter sa part d'expérience de la vie. Né en 1819 à New York, Herman Melville n'était pas destiné à une carrière d'auteur, mais sans doute à une existence de marin et d'aventurier des mers. A la mort de son père, Herman Melville avait été embauché dans un baleinier avec lequel il bourlinguera jusque vers les îles Marquises. C'est cet épisode de sa vie, qui nourrira plus tard son chef-d'œuvre Moby Dick. Personne ne doutait du don extraordinaire de Melville, mais ses premières tentatives ne rencontrent pas un accueil triomphal. L'inspiration du romancier est disparate, il se cherche encore et ne parvient pas à prendre la mesure de sa place dans le paysage littéraire américain. En un mot, Herman Melville est en proie à une sorte de doute existentiel, alors qu'il est déjà dans la force de l'âge, la quarantaine presque atteinte. L'Amérique est alors une nation ambitieuse, dont les premiers pas sont minutieusement surveillés par des observateurs européens qui la considèrent encore comme un pays de sauvages. Ses littérateurs pourtant démontrent le contraire et parmi eux Melville qui couve un projet grandiose lequel fera de lui l'un des écrivains américains les plus incontournables, toutes générations confondues. Ce sera l'immense Moby Dick, le combat à la vie et à la mort entre un marin, le capitaine Achab et une monumentale, une monstrueuse baleine blanche qui hante les profondeurs. Le capitaine Achab est un homme mortifié, il a déjà perdu une jambe dans ce terrible affrontement avec Moby Dick. Lorsqu'il se rétablit, il n'a plus que des idées de vengeance en tête. Il embarque avec un équipage à bord du Pequod, un de ces baleiniers à bord duquel avait voyagé Herman Melville lui-même quand il était matelot. Le récit des péripéties du capitaine Achab est rapporté par Ishmael, le narrateur en qui les lecteurs retrouveront Herman Melville lui-même. Le combat entre le capitaine Achab et Moby Dick est titanesque, il est à la mesure de la hargne haineuse que se vouent les deux adversaires. On pourrait qualifier aujourd'hui ce roman écrit au milieu du XIXe siècle de thriller psychologique. Au fil des pages, des chapitres, on comprend que la quête du capitaine Achab est suicidaire. Davantage encore, son duel exprime ce qu'il y a d'animal dans l'homme et d'humain dans la bête. Sublimes pages dans lesquelles Herman Melville, avec le souffle lyrique d'un Victor Hugo, décrit le face- à-face entre Achab et Moby Dick, l'œil de la baleine blanche froidement fixé sur son ennemi dans une atmosphère de fin du monde, car le baleinier a été mis en pièces et les rares rescapés avaient crié : « Sauve qui peut. » Le choc ultime, c'est celui de l'anéantissement, le moment fatal où le capitaine Achab est terrassé. Moby Dick n'est pas accessible aux sentiments. Elle poursuit son destin de grande prédatrice mythique alors que le silence qui suit - ou qui précède l'Apocalypse -tombe sur l'épave démembrée du Pequod. L'œuvre formidable par sa simplicité et sa complexité tous ensemble de Melville installait définitivement des archétypes littéraires qui nourriront l'imaginaire de millions de lecteurs. Le roman n'est pourtant pas tout de suite compris. Melville, obligé de travailler pour vivre, prend un emploi dans le corps de la Douane à New York. Sa santé est fragile et il est menacé de cécité. Il continue d'écrire des essais, des nouvelles, de la poésie, mais ne trouve pas la consécration que mérite son œuvre. Herman Melville meurt le 28 septembre 1891. Ce n'est qu'après sa disparition que justice est rendue à sa production d'une saisissante modernité de ton et d'esprit. Herman Melville avait annoncé, s'il ne les avait pas directement influencés les grands écrivains que sont Joseph Conrad (1857-1924) et Jack London que la postérité regarde comme ses héritiers spirituels. John Huston avait adapté le roman de Melville en confiant à Gregory Peck le rôle du capitaine Achab. Moby Dick, dans la démarche de Melville, résume le débat jamais épuisé des pulsions de vie et de mort, dont la psychanalyse avec Freud avait dû se saisir. Sans changer significativement le dilemme que pose toujours l'œuvre de Herman Melville.