Toute la phénoménologie de Sartre découle de ce qu'il a toujours appelé ironiquement et douloureusement « sa bâtardise ». Né en 1905, il perd son père alors qu'il n'a que onze mois. Grâce à son grand-père maternel Charles Schweitzer, professeur à l'université et issu d'une famille juive de la bourgeoisie, il aura une enfance plutôt heureuse qu'il décrira dans Les Mots (1964). Il fera de très brillantes études qui le mèneront à l'agrégation qu'il n'obtiendra que la deuxième fois, bien qu'élève de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm. « C'est à cause de mon bégaiement », dira-t-il à sa compagne de toujours Simone de Beauvoir. Rue d'Ulm, il fait la connaissance de plusieurs condisciples en guerre contre leur propre classe sociale et souvent militants du PCF, tel Paul Nizan. Dès sa réussite à l'agrégation de philosophie, il est nommé dans un lycée du Havre. Ville ouvrière, triste, grise et pluvieuse et où il écrira son chef-d'œuvre littéraire : La Nausée (1938). Nouveau roman avant la lettre où se déroule et « s'enroule » un personnage unique : l'ennui. La Nausée, un chef-d'œuvre absolu à lire et à relire ! D'autres œuvres suivront : Le Mur (1939), Huis Clos (1943)... Attiré par les idées communistes et par le marxisme, fasciné par le PCF, parti des pauvres et de la résistance à l'occupation allemande, Sartre « va écrire pour le peuple » mais en fait, il deviendra un écrivain plus accessible presque pour faire plaisir et se faire accepter par le Parti communiste, dont il sera le compagnon de route jusqu'à l'intervention de l'URSS en Hongrie en 1956. Le populisme de Sartre donnera cette fresque plutôt médiocre intitulée : les Chemins de la Liberté, en plusieurs tomes (1943-1949). Malgré son engagement politique et social, il verra ses pièces théâtrales (Les Mouches, Huis Clos, Mort sans sépulture) se jouer dans les théâtres parisiens devant des parterres d'officiers allemands. C'est l'époque où, avec Albert Camus participe à la rédaction du journal Combat, rompt avec Sartre qu'il accuse de complicité avec l'ennemi. Jusqu'à la rupture définitive ponctuée de polémiques et d'invectives, mais que les deux hommes vont vivre très mal. Elle aura lieu en 1952 à cause de la guerre froide. Sartre sera du côté de l'URSS. Camus et Merleau-Ponty du côté des USA. Du point de vue de la production philosophique, Sartre, après avoir passé deux ans à Berlin (1933-1934) où il approfondi sa connaissance de la langue allemande, de la philosophie de Hegel, de celles de Heidegger et de Husserl, va s'emparer de la phénoménologie et va en faire une lecture « française ». Il publiera très vite L'Etre et le Néant (1943), après avoir fait son apprentissage de producteur philosophique avec L'Imagination (1936) et Esquisse d'une théorie des émotions (1939). Sans être comme ses maîtres un philosophe avec son propre système, Jean-Paul Sartre sera un vulgarisateur de talent. Il remet en question la philosophie française de l'époque qu'il qualifiera de « douillette ». Il critique la psychologie objective, la psychanalyse et la notion d'inconscient dans la mesure où il s'empare du credo hégélien : « Toute conscience est conscience de quelque chose » et « Toute conscience est en situation de réalité ». De là va naître l'existentialisme sartrien, dont les thèses seront développées dans l'Etre et le Néant. Où il va opposer « l'en-soi », être plein, opaque et massif des choses, au « pour-soi », une conscience et un pouvoir de néantisation, paramètre du sujet en situation, elle aussi en liberté, fonctionnant dans le monde et dans sa réalité. Ainsi, il écrira : « L'existence précède l'essence (et les sens ?). » D'où le conflit avec l'autre, avec les autres qui seront « un enfer ». Cette conception de la liberté comme choc, conflit, amour, haine, sadisme et masochisme, vont fonctionner dans le théâtre de Sartre, plus que dans son travail philosophique. A partir de 1956 et la rupture avec le PCF qu'il ne dénigrera, cependant, jamais, Sartre va peu à peu quitter la philosophie, la littérature et le théâtre pour écrire ses carnets intitulés Situations et s'atteler à faire la biographie critique des écrivains qui l'ont marqué : Euripide, Baudelaire, Flaubert et Genet. Il crée ainsi l'art de la Biographie qu'il portera à des sommets jamais atteints à ce jour. Parallèlement, il militera avec l'extrême gauche, dont il deviendra le chef honnête, sincère, naïf parfois jusqu'au-boutiste et incontesté. (A suivre)