Si dans les pays du Maghreb ou d'Orient, le mois de Ramadhan rime avec concerts de musique et fêtes nocturnes, aux Emirats, les soirées se passent calmement à l'intérieur des « kheïmas » ou des « majliss », sorte de tentes implantées dans des hôtels ou devant les mosquées. Des endroits diamétralement opposés où l'on peut choisir d'écouter la bonne parole ou fumer une bonne « chicha ». Majeda, Jordanienne de 31 ans et journaliste dans le quotidien arabophone Al Bayan, a toujours opté pour le deuxième choix. « Ramadhan n'a aucun sens pour moi si je ne sors pas avec ma sœur et mes amies siroter un thé égyptien et fumer un narguilé sous une tente. C'est un rituel hebdomadaire que je me dois d'accomplir. Cela me rappelle les soirées joyeuses de ma Palestine natale et de ma Jordanie adoptive. C'est aussi une occasion pour voir du monde et m'aérer un peu l'esprit, surtout que maintenant il commence à faire moins chaud. » Son amie Amal, secrétaire dans un collège libanais, a, quant à elle, un faible pour les « kheïmas musicales », « car j'adore écouter le son du luth et les vieilles chansons orientales d'Oum Kaltsoum ou de Feyrouz, surtout quand elles sont fredonnées par des voix graves d'hommes ». « Mais attention, avertit-elle, point d'orchestres ou de concerts de musique proprement dit pour égayer les nocturnes du Ramadhan aux Emirats, mais juste un joueur de ‘‘oud'' solitaire, Egyptien ou Marocain, qui tente, au milieu d'une climatisation bruyante, de stimuler un peu de joie dans le cœur des veilleurs d'un soir. » En effet, soucieuses de donner un cachet exclusivement sacré et religieux au mois de Ramadhan, les autorités émiraties interdisent depuis des années l'organisation de concerts dans les restaurants et autres lieux publics. Aucune soirée musicale n'est programmée par le ministère de la Culture ou les mairies. « Combien tout cela est triste », constate Mounim, un chanteur amateur venu spécialement du Caire pour travailler à « Layali zaman » (Les nuits d'antan), un salon de thé oriental très réputé à Abu Dhabi. Le « cheikh », comme l'appelle les serveurs de cet établissement, juge cette mesure « bizarre, incohérente et injustifiée et se demande comment peut-on d'un côté interdire la musique et tolérer de l'autre la vente d'alcool dans les hôtels ». Une curieuse équation que les expatriés arabes font mine d'ignorer, préférant s'en tenir au goût sucré que leur procure le « narguilé » et le thé « soleiman ». A « Layali zaman », les mois de Ramadhan se suivent et les soirées se ressemblent. Des dizaines de tables disposées à même la gazon, souvent placées sous des tentes blanches ou marron, et des pouffes à l'intérieur pour ceux qui désirent se prélasser et écouter la musique redondante que crache en sourdine la petite chaîne stéréo du salon. Café turc, thé dans toutes ses herbes, boissons locales, grillades et délices arabes, tous les mets sont servis à table, alors que la fumée des centaines de « narguilés » préparés soigneusement par des serveurs égyptiens ou syriens monte haut dans le ciel. Les odeurs se mélangent dans les narines. Framboise, pomme, pêche, banane ou poire, les senteurs vous font presque tourner la tête. Une ambiance mi-ennuyeuse, mi-ordinaire Nous quittons « Layali zaman ». Direction « Karama area », l'un des quartiers chic d'Abu Dhabi. Devant leurs villas aux murs blanchâtres, des Emiratis - ici on les appelle les locaux - dressent des tentes blanches bien éclairées. On les nomme les « majliss ». Ce sont des endroits où l'on invite des amis prendre un thé et manger une sucrerie après la dernière prière de la journée. Dans les « majliss », il n'est pas question de musique, mais de « fiqh », de « charia » et de Coran expliqué avec neutralité aux petits enfants du pays. Mohamed, 42 ans, est un habitué de ce genre d'endroits. « Tous les soirs, avoue-t-il, je me rends avec mon fils chez un ami qui a établi une tente devant son domicile. On évoque de nombreux sujets relatifs à la politique, à la religion et à l'état malade de notre ‘‘umma''. » Contrairement à certains « majliss » fréquentés que par des gens qui se connaissent entre eux, celui où va Mohamed est ouvert à tout le monde. « Notre but, ajoute-t-il, est d'expliquer la religion musulmane à un maximum de gens. Le mois de Ramadhan est la meilleure période pour cela, car nous remarquons une nette augmentation du taux de religiosité chez les gens. » Autre lieu, autre tente. Ici, dans le quartier de « Madinat Zayed », un endroit plutôt commercial, c'est le Croissant-Rouge émirati qui a établi ses propres bases. Comme chaque année, il sert des millions de repas gratuits pour tous les nécessiteux et les ouvriers indiens et pakistanais qui viennent tous les soirs en masse. Pas de chorba au menu, mais du riz et beaucoup de viandes, sans oublier les dattes locales et le lait, servis en entrée. Pour ces ouvriers, le mois de Ramadhan est une aubaine. Il leur permet au moins de faire l'économie de quelques dirhams pour les envoyer durant l'Aïd pour leurs familles restées aux pays. A Abu Dhabi, les soirées finissent souvent sur la longue avenue du front de mer, où l'on vient flâner et digérer les quantités de nourriture et de gâteaux consommées quelques heures auparavant. On y arrive en famille, marcher des heures durant et sentir l'air marin de la mer. Et ce n'est que vers deux heures du matin que la calme reprend possession des lieux. Les centres commerciaux se vident et la circulation se fluidifie. Demain est un autre jour, mais aux Emirats, l'ambiance restera toujours la même : mi-ennuyeuse, mi-ordinaire.