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Souvenirs d'un écolier
Skikda, le 20 août 1955
Publié dans El Watan le 21 - 08 - 2010

La routine coloniale changea de bout en bout après la journée du 20 aôut 1995. C'était un samedi, jour de marché hebdomadaire qui ramenait des environs de la ville toute une foule bigarrée de paysans et de marchands affairés exposant à même le sol leurs produits : agneaux, volaille, fruits et légumes, outillages, vêtements, parfums, encens, herbes médicinales... Les cafés maures étaient bondés, les écrivains publics côtoyaient les arracheurs de dents ou les bonimenteurs qui proposaient des médicaments miracles, des jeux de hasard comme les «3 cartes ou rey-rey», le «triangle arabe», le «ched med»...
J'avais neuf ans.
La veille, une rumeur avait traversé toute la ville : on parlait – chuchotait serait plus juste – de «quelque chose qui allait arriver», qu'il ne fallait pas sortir, que «Ejjemaa» (le nom qu'on donnait aux maquisards) allait entrer dans la ville vers midi... Mais les informations restaient vagues, confuses, contradictoires. Mes parents nous avaient seulement enjoint de ne pas trop nous éloigner de la maison.
La journée commença donc comme une journée presque normale, un peu de tension dans l'air, sans plus. Comme à son habitude, mon père était parti tôt au travail ; il était cheminot.
Il faisait très chaud, comme chaque année à la fin août, 30 à 35°. Pour ne pas désobéir, je n'allais pas à la mer, mais tournais du côté des allées Barrot, près du stade, pas trop loin de la maison. D'ailleurs, ma mère a toujours préféré nous savoir de ce coté-ci de la ville (le long de l'oued) plutôt qu'à la mer, qui était trop loin du quartier et surtout qu'elle redoutait beaucoup. Mon autre frère, légèrement plus âgé, bravant l'ordre paternel, était parti à la plage et avait donc traversé toute la ville. Les deux petits étaient restés à la maison.
Vers onze heures et demie, avec quelques copains de ma bande, nous terminions de couper des roseaux pour en faire des arbalètes ; c'était la période, les jeux avaient leurs saisons et leurs rituels, au mois d'août c'étaient les roseaux. Vers midi, nous vîmes arriver du côté de la nouvelle route (Triq ejdida) qui contournait le centre-ville pour aller à Jeanne d'Arc (aujourd'hui Ben M'hidi) un groupe d'adultes qui courait vers la porte de Constantine, là où il y a les casernes ; certains avaient des haches ; ils étaient habillés pour la plupart en «bleu de chauffe». Puis, soudain, le bruit des balles commença, rapide, étourdissant ; il y avait de tout, les détonations sèches des pistolets, des mitraillettes, celles plus graves des mitrailleuses, plus lourdes des grenades et mêmes plus assourdissantes des canons. Je courus pour rentrer à la maison, mais il était trop tard, le chaos avait commencé.
Par chance, un de mes oncles n'était pas loin ; il tenait une gargotte, à 200 mètres et habitait juste au-dessus avec son épouse. Je me réfugiais chez eux. Ils s'étaient couchés sous la fenêtre pour ne pas recevoir de balle. A un moment, on frappa à la porte, c'étaient des Arabes qui cherchaient un refuge ; mon oncle refusa de leur ouvrir, puis il se mit à pisser sur lui, tremblant de peur ; j'éclatais de rire et reçus une avalanche de coups...
Le quartier était pris dans un tonnerre de sirènes, de balles, de cris. Les «Allah Akbar» et «Tahia el Djazaïr» des maquisards côtoyaient les «ils sont là ... ils sont partis» des militaires. Mon oncle m'empêchait de regarder à travers les volets. Vers trois heures, le calme revenait lentement puis un silence pesant entrecoupé de détonations éparses et du bruit des sirènes couvrit la ville. Une demi-heure après, j'entendis la voix de mon frère aîné qui m'appelait. Il avait traversé tout le quartier et jusqu'à maintenant ni lui ni moi ne savons comment il avait deviné que j'étais chez cet oncle. Je reçus une solide raclée et fus reconduit en silence à la maison. En reprenant les rues familières, je voyais des corps étendus sur le sol et reconnaissant l'un d'entre eux, le marchand de légumes, je demandais à mon frère : «Mais pourquoi est-il si gros aujourd'hui ?» Pour toute réponse, mon frère me gifla et m'ordonna de ne plus parler.
Arrivé à la maison, je reçus une nouvelle raclée de mon père et retrouvais mon autre frère qui avait contourné la ville par les hauteurs pour échapper à l'enfer de Bab Ksantina. Un couvre-feu total fut décrété sur la ville pendant une semaine, avec quelques heures d'interruption par jour pour acheter le nécessaire. Ce sont ces sept jours, après le choc de midi, qui nous marquèrent le plus. Fin août, les chaleurs sont étouffantes et dès la première nuit, l'odeur de la poudre se mélangeait à l'odeur des cadavres. Notre fenêtre donnait sur la grande rue qui menait à l'extérieur de la ville ; les camions militaires la traversaient sans arrêt et parfois, on pouvait voir les cadavres étendus sans même être recouverts. La fenêtre devint un lieu maudit et notre père nous interdit de nous en approcher. La nuit, on croyait entendre leurs gémissements et notre sœur aînée nous disait que c'étaient leurs âmes qui nous suppliaient. Les fantômes étaient juste en bas et remontaient parfois jusqu'au bord des volets.
Mon père priait tout le temps, mais les râles nous arrivaient toutes les nuits. Deux populations habitaient la ville : la journée, les vivants courant après les victuailles en essayant vainement d'éviter les rafles et les brutalités des militaires ; la nuit tombée, les fantômes de milliers d'Arabes assassinés que nous entendions, c'est sûr, se mouvoir à hauteurs de nos fenêtres. Nous habitions un immeuble d'un étage comprenant quatre appartements partagés par trois familles algériennes et une famille pied-noir. Madame François, comme on l'appelait – c'était le prénom de son mari et c'est comme cela qu'on appelait les épouses des Français – avait l'habitude de lire ses magazines pendant l'après-midi et j'aimais à m'installer à ses côtés sur une marche de l'escalier en bois, l'endroit le plus frais de l'immeuble, pour lire les miens. C'étaient des bandes dessinées en noir et en blanc : Tarou, Hopalong Cassidy, Blek Le Roc, Tex Bill.... Avec le couvre-feu, il devenait impossible de se «ravitailler» normalement en livres. Le bureau de tabac où s'approvisionnait Mme François était fermé, la propriétaire avait été blessée ; quant à moi, je rageais contre Founch, le principal «échangeur» de bandes dessinées qui s'était mis à pratiquer des tarifs de prêt usuraires avec la pénurie créée par le couvre-feu.
Dans l'ambiance apocalyptique de la ville, dans ce vieil immeuble visité continuellement par les militaires en treillis à la recherche de «fellagas» et d'informations, nous partagions, elle la vieille dame pied-noir et moi, le jeune écolier arabe, un même souci : trouver de la lecture. Elle s'était mise à lire mes bandes dessinées et me passait en échange ses Nous Deux.
Le couvre-feu, c'était aussi l'interdiction d'aller à la mer. Pour mon frère et moi, c'était une contrariété insoutenable. Dans notre législation d'enfants, les derniers jours du mois d'août étaient en effet les derniers jours de plage et donc les meilleurs et il ne venait à l'idée de personne d'aller à la mer en septembre. Cette interruption nous laissait sur notre faim ; il faudra attendre l'année prochaine pour retrouver notre chère «glissade», notre lieu préféré de baignade. Heureusement qu'il y eut quelques grosses averses, habituelles en cette période, qui rafraîchirent la ville et nos corps d'enfants engourdis par la chaleur et l'immobilité.
La fin du couvre-feu remit la société dans la ville, mais l'une et l'autre avaient brusquement changé. Skikda avait basculé dans la guerre de Libération. Après le 20 août 1955 et la série d'événements qui se succédèrent jusqu'en juillet 1962, la ville changea rapidement. Elle était devenue une ville-garnison qui accueillait par milliers les militaires venus de France. Les casernes étaient surchargées, les bordels se multipliaient, la sécurité était partout : police militaire, PJ, PRG, CRS, indicateurs entraient dans le langage commun. On reconnaissait les corps d'armée à leur tenue : les paras de Bigeard, les bérets verts d'Austers, la légion étrangère, les harkis, etc. On habitait la ville autrement : à partir de la tombée de la nuit, même quand le couvre-feu était levé, chacun rentrait chez soi ; les policiers et les militaires nous étaient hostiles et nous n'aimions pas les rencontrer ou les voir tourner dans le quartier. L'espace aussi avait changé : plus question de sortir librement hors de la ville et, bien entendu, jamais à la tombée du soir. A l'exception de «Squaq Arrab» et des Arcades, on s'aventurait moins dans les autres quartiers. On craignait surtout la caserne Mangin où résidait le terrible Ausarres mais aussi les commissariats de quartier. Celui du Faubourg nous était réservé et je garde le souvenir de l'inspecteur Roger, un petit brun qui ressemblait à Bruno Mégret et qui terrorisait les jeunes du quartier. Quand on apprit sa mort, en 1970, dans un mystérieux accident à Toulon, tout le faubourg a accueilli avec une immense joie la nouvelle.

Extrait de l'ouvrage Ecrits d'Exil. Ali El Kenz (Casbah Editions, 2008)


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