La polémique autour de la demande de commission d'enquête parlementaire sur la corruption formulée par 25 députés de diverses tendances a rebondi à la suite d'une mise au point solennelle du président de l'APN, lors du débat sur la déclaration de politique générale du gouvernement, le 25 octobre dernier. Selon M. Ziari, l'échec de notre démarche est dû à notre méconnaissance des modalités juridiques de la procédure de commission d'enquête. Celles-ci m'ont, selon lui, été clairement notifiées dans le texte de la lettre de rejet qu'il m'a adressée en septembre dernier, lettre dont il a ordonné à ses services de remettre une copie à chaque député, séance tenante. Examinons donc de près la pertinence juridique de l'argumentaire de cette fameuse lettre. Ce courrier, qui m'a été transmis le 7 septembre, précise que c'est «le bureau de l'APN réuni le 1er septembre qui a délibéré sur ma demande et qui a considéré que son contenu n'est pas conforme aux dispositions constitutionnelles et législatives relatives aux commissions d'enquête, notamment les articles 161 de la Constitution et 76 de la loi organique 99-02». Que disent donc ces articles ? Le 161 stipule que «chacune des deux chambres peut, dans le cadre de ses prérogatives, instituer à tout moment des commissions d'enquête sur des affaires d'intérêt général». Le 76 confirme encore : «Conformément aux dispositions de l'art. 161 de la Constitution, l'Assemblée populaire nationale et le Conseil de la nation peuvent dans le cadre de leurs compétences instituer à tout moment des commissions d'enquête sur des affaires d'intérêt général.» M. Ziari ajoute dans sa lettre : «Conformément à ces deux dispositions, il faut que l'objet de la demande se rapporte à une affaire précise contrairement à votre demande qui revêt un caractère général ne désignant pas un secteur ou une instance déterminés, chose de nature à empêcher la commission d'accomplir son travail et d'arriver à des résultats objectifs.» Faut-il croire qu'il suffirait de reformuler la demande en tenant compte de ses critiques pour qu'elle soit acceptée ? Rien de moins sûr, sachant la manière hermétique avec laquelle il a géré l'APN jusqu'ici. Le plus cocasse, mais aussi scandaleux, c'est que ce sont exactement les deux articles que nous avons invoqués pour fonder juridiquement notre demande de commission d'enquête qui nous sont opposés pour nous la refuser. Seraient-ils donc confus et n'y aurait-il entre nous qu'une divergence d'interprétation ? Voyons cela. L'intérêt général, premier critère légal Il y a un seul cas où le dispositif identique des articles 171 et 76 suscités peut être invoqué pour refuser une commission d'enquête : celui où l'objet de la demande n'a pas un caractère d'intérêt général. Quelqu'un peut-il affirmer que la corruption n'est pas un dossier d'intérêt général, particulièrement en Algérie où ce fléau à ciel ouvert grève la sécurité nationale, bloque la démocratisation et hypothèque l'avenir des générations futures ? Si tel était le cas, l'ONU n'aurait pas, par ailleurs, parrainé, en 2003, une Convention internationale contre cette forme de criminalité. Ce critère a-t-il été débattu dans la réunion du bureau de l'APN ? Je ne le sais pas. Les deux autres conditions Le deuxième cas possible de rejet d'une demande d'enquête parlementaire est une condition de forme. L'art. 77 de la loi organique 99-02 exige de mobiliser 20 signatures de députés. En la matière, et malgré les difficultés de la tâche, nous en avons réuni 25. La troisième et dernière condition de recevabilité interdit (art. 79) d'interférer avec le pouvoir judiciaire sur des affaires en cours d'examen à son niveau. C'est pour parer à l'avance à ce genre de riposte que nous écrivions dans l'exposé des motifs de notre demande de commission d'enquête: «… Qu'il soit bien entendu donc que nous ne prétendons aucunement enquêter sur les cas d'espèce actuellement sous procédure judiciaire.» Hormis ces trois conditions, tous les autres articles relatifs à la commission d'enquête – du 78 au 86 – ainsi que l'art. 69 du règlement intérieur de l'APN ont trait aux étapes suivantes de la procédure, c'est-à-dire à la composition de la commission et au déroulement de l'enquête proprement dite jusqu'à la possibilité (art. 86) d'organiser un débat général sur le rapport final de la commission d'enquête.
Les critères abusifs du bureau de l'APN S'agissant de la prétendue obligation de désigner un secteur ou une instance pour l'enquête parlementaire sur la corruption, chacun constatera aussi qu'il n'y a, dans les articles 161 et 76 sur lesquels s'appuie M. Ziari, nulle trace – explicite ou implicite – d'une quelconque exigence de «particulariser» ou de «généraliser» ou dimensionner de quelque manière que ce soit l'objet à soumettre à enquête parlementaire. Ce sont là des conditionnalités nouvelles – donc sans aucun fondement légal – exigées arbitrairement de nous par le bureau de l'APN. Celui-ci étant, pour l'essentiel, une structure de coordination et de représentation de groupes politiques présents à l'Assemblée, a-t-il la prérogative de créer la loi en lieu et place de la plénière sur des questions qui en relèvent? Ce n'est bien entendu pas le cas. Mais admettons que le bureau de l'APN possède une marge de prérogatives qui lui permette de remodeler à sa guise l'objet d'une demande de commission d'enquête et examinons son argumentaire. Manœuvres et méconnaissance des rôles Notons d'abord que la lettre du 2 septembre ne nous invite pas explicitement à reformuler notre demande en la conformant aux critiques du bureau. La demande est rejetée telle que présentée et c'est tout. Pour la jurisprudence, lorsque j'ai déposé, en décembre 2008, une proposition de loi pour l'abolition de la peine de mort, les remarques de forme qui m'ont été faites m'ont été notifiées par la direction des affaires législatives de l'APN et n'ont jamais donné lieu à un courrier de rejet au nom du bureau de l'APN comme c'est le cas dans le présent dossier. L'exposé des motifs de notre demande d'enquête a décrit la prolifération du phénomène de la corruption dans le but de souligner la gravité de sa généralisation. Le bureau de l'APN a sauté dessus pour arguer qu'on lui demande une enquête trop vaste pour être entreprise efficacement, non sans avoir ainsi avoué tacitement être convaincu de l'ampleur du fléau. Il prouve, ce faisant, au minimum sa mauvaise foi et au pire sa méconnaissance, feinte ou réelle, de la problématique de la corruption, ainsi que des rôles du député et subséquemment du Parlement aussi. Quant à la suggestion indirecte de nous faire cibler un secteur ou une instance précis pour y enquêter sur la corruption, elle pèche par sa visée manipulatoire et – plus grave – par son ignorance, simulée ou sincère, des missions respectives des divers acteurs institutionnels Député, commissaire, procureur et juge Quel peut donc être l'objectif essentiel d'une enquête parlementaire sur la corruption ? S'agit-il, au sens policier, de découvrir des actes de corruption et d'identifier leurs coupables ou plutôt d'enquêter sur les conditions et les moyens juridiques, économiques, sociaux, politiques et culturels qui rendent possible l'acte de corruption, de connaître aussi son ampleur, le traitement qui lui est réservé par les organes de l'Etat qui ont mission de le combattre ? S'agit-il de transformer le député en commissaire aux comptes, officier de police judiciaire, procureur ou juge ou de lui donner la possibilité permanente de contrôler individuellement et collectivement la gestion des deniers de la nation, l'application de la législation, l'évolution des pratiques et phénomènes sociaux afin d'y conformer la loi et de préserver les intérêts nationaux ? Pour ma part, je refuse de me substituer à l'appareil judiciaire. Lorsque je viendrai à connaître ou soupçonner une ou des affaires de corruption dans un secteur ou une institution, je ne m'échinerai pas à réunir vingt signatures de députés pour y regarder de plus près. J'irai droit voir la brigade économique ou le procureur du coin et s'ils ne font rien, j'irai voir leurs échelons supérieurs. Ce n'est qu'en dernier ressort que je ferais intervenir le Parlement et ce sera pour lui faire jouer son rôle de contrôle des institutions de l'Etat qui n'auront pas assumé correctement leurs missions en la matière.
Parlement, commissariat et tribunal Notre demande ne visait pas à faire enquêter le Parlement pour prouver en soi l'existence ou l'absence de corruption. Cette information est un secret de polichinelle que la presse et les annales judiciaires algériennes, même modestes, révèlent quotidiennement avec force détails. Il ne s'agit pas non plus de procéder – comme le fait la douane pour les containers au port – à des sondages sectoriels pour proposer des solutions spéciales. La corruption n'est spécifique à aucun secteur, elle est la même partout. Le «caractère général» ou plutôt généralisé de la corruption ne modifie en rien sa nature juridique unique, celle d'un délit pénal. Loin de commander de l'aborder secteur par secteur comme le suggère le bureau de l'APN, sa généralisation appelle, aux niveaux politique et législatif, un traitement efficient et global. En l'occurrence, c'est exactement ce que nous avons visé lorsque nous avions demandé à enquêter. Faut-il rappeler que nous avons précisé dans notre demande d'enquête vouloir «connaître du phénomène de la corruption en général, de ses causes et de la pertinence et perfectibilité des moyens et dispositifs divers qui lui sont opposés. Plus précisément, il s'agit d'enquêter sur l'ampleur, les sources, les méthodes et les niveaux de responsabilité de la corruption en Algérie puis de proposer les correctifs juridiques et institutionnels susceptibles de mettre un terme à l'hémorragie qui saigne les ressources de la Nation».
L'instrumentalisation du contrôle judiciaire La suggestion tacite de rediriger notre demande d'enquête sur un secteur ou une instance précis cache également un piège juridique cousu de fil blanc. M. Ziari et le bureau de l'APN savent très bien que l'art. 79 de la loi organique 99-02 interdit de créer une commission d'enquête parlementaire sur des affaires en cours devant la justice, la justice recouvrant y compris les commissariats de police, les brigades de gendarmerie et les services du DRS. Dans les vraies démocraties, cette règle a pour noble et légitime but de faire respecter le principe fondamental de la séparation des pouvoirs. Contre l'investigation du Parlement tout comme l'arrêt de renvoi, dans l'affaire Khalifa, a rétréci le champ d'action du juge. En l'état actuel de la confusion des pouvoirs et de leur soumission à tous – en particulier le judiciaire – à l'Exécutif, le député ne possède aucun moyen sérieux de vérifier si une affaire est véritablement ou non sous contrôle judiciaire. Chaque fois qu'il le voudra, le gouvernement aura tout le loisir de soustraire un secteur, une instance, une institution, une affaire ou un individu ou groupe d'individus au regard d'une commission d'enquête parlementaire. En vérité et pour clore la polémique sur cette argutie, le subterfuge de «généralité» opposée à notre initiative par le bureau de l'APN n'est pas sérieux, pour la simple raison qu'une commission d'enquête légalement constituée est souveraine pour délimiter et dimensionner l'objet de ses investigations et organiser efficacement son action. La propension au blocage des initiatives
En réalité, depuis qu'il est à la tête de l'Assemblée, M. Ziari a drivé et/ou adoubé l'avortement de quatre ou cinq demandes de commissions d'enquête, confondant sa mission avec celle de vouer au silence ou à la stérilité toute une législature. Comment croire à son souci du droit, lui qui refuse de déférer devant la commission juridique une proposition de loi – celle criminalisant le colonialisme – que je n'ai, par ailleurs, pas signée moi-même, qui a réuni plus de cent signatures ? La brusque découverte du droit par le président de l'APN peut-elle faire oublier son interview à la Chaîne III de la Radio nationale où il disait en substance qu'une commission d'enquête est trop sérieuse pour être confiée à l'Assemblée nationale, oubliant qu'il en est le président ? Le rejet – signé par le troisième personnage de l'Etat – revient donc à nous dire : nous vous refusons le droit que vous reconnaissent la Constitution et la loi organique. Y a-t-il déni plus franc et surtout plus brutal et contraire au droit ? C'est un refus assumé de s'incliner devant la Constitution et la loi. Juriste de formation, je n'ai personnellement jamais rencontré un tel argumentaire juridique, hormis lors de situation de coup d'Etat dont l'auteur déclare suspendues Constitution et lois au profit du droit de la force. Les vrais motifs politiques du rejet Comme on le constate, le refus opposé par le bureau de l'APN à notre demande ne repose sur aucun argument juridique valable mais regorge de leçons politiques. Cette affaire confirme de nouveau l'omnipotence de l'Exécutif et l'allégeance inconsidérée de l'instance parlementaire. C'est un nouvel épisode de la gestion d'une institution que l'on a décidé de bâillonner après l'avoir délégitimée par la fraude électorale pour en faire le souffre-douleur volontaire et visible d'un système inique et essentiellement occulte. Cela laisse également comprendre que même avec une majorité écrasante docile, le Parlement est l'enfant mal aimé du système qui étouffe le pays. Un député de la coalition présidentielle m'expliquait pourquoi une commission d'enquête fait peur même lorsqu'elle se compose uniquement de députés de la «majorité» en disant «rien ni personne n'est sûr». Cette donnée souligne à la fois la fragilité politique et institutionnelle actuelle du pouvoir et la gravité de la situation dans le domaine de la gestion des deniers publics. L'économie nationale souffre de l'absence de volonté officielle de lutter contre le fléau qui la mine. Créé par la loi en 2006, l'organe central de prévention et de lutte contre la corruption est mis sous le boisseau malgré le décret 06-143 du 22 novembre 2006 qui en fixe l'organisation et le fonctionnement. Venue pour avorter la demande de commission d'enquête parlementaire, la création par voie d'ordonnance, en septembre dernier, d'un Office central de répression de la corruption géré par des officiers de police judiciaire – une police de plus – est trop balbutiante et incomplète pour être crédible. Que de tergiversations significatives ! S'agissant d'un dossier aussi déterminant que celui de la corruption, force est de conclure que comme dans celui dit de la tragédie nationale, celui de la mise en veilleuse, durant longtemps, de la Cour des comptes et de l'IGF… les réponses du Pouvoir participent d'une stratégie de neutralisation des appareils de l'Etat et des forces vives de la Nation. Un jour, nous en connaîtrons, peut-être, l'ardoise exacte mais il risque d'être trop tard. L'autre leçon collatérale, aussi douloureuse que choquante, est le consentement ou au minimum le silence des représentants de l'opposition lors de la réunion du bureau de l'APN qui a bloqué notre initiative, à plus forte raison sur un dossier qui fait partie de leurs argumentaires officiels face au Pouvoir. C'était là une occasion pour eux de prouver que des opposants (à plus forte raison des démocrates qui se revendiquent comme tels), même brouillés, peuvent s'élever au dessus de leurs personnes et de leurs chapelles lorsqu'il s'agit de défendre des convictions réputées être communes. Une chose est sûre : tout comme nous avons élargi le cercle des partisans de la levée de l'état d'urgence au sein de l'hémicycle, notre initiative contre la corruption a libéré la parole, même parmi la coalition dite présidentielle. L'enjeu est de se réapproprier la dignité et l'autorité de la fonction et surtout de maintenir vivantes dans la société les questions susceptibles de structurer le chemin vers la conquête de la citoyenneté et de la démocratie.