L'artiste n'ambitionnait aucune espèce de marquage de postérité. Il voulait faire plaisir et se faire plaisir dans un théâtre destiné à faire voir et ressentir des émotions cueillies du réel immédiat apparent. Rachid Ksentini, qui avait fait ses débuts au théâtre avec une pièce de Sellali Ali dit Allalou, Le Mariage de Bou Akline, en octobre 1926, est pratiquement l'inventeur du vaudeville à l'algérienne dans ses archétypes locaux, ses répliques délicieusement brutes empruntées à la rue, ses calembours, ses métaphores répétitives, ses tics et ses signaux anarchiques de reconnaissance identitaire. Ses personnages sont porteurs d'une part de nous-mêmes, traducteurs fidèles de nos vicissitudes multiples, de nos attentes confuses et de nos émotions éclatées, tourmentées. Ses personnages s'amusent avant de jouer. A coup sûr qu'ils étaient familiers à cet acteur d'instinct qui a goûté très tôt à toutes les aventures et fait un peu tous les métiers de la débrouille en Algérie et ailleurs : menuisier-ébéniste chez l'Européen dans un atelier à Alger, pousse-pousse en Indochine, l'actuel Vietnam, employé aux Galeries La Fayette à Paris, figurant aussi dans quelques spectacles dans cette dernière ville... Tous les caractères y sont injectés, à fleurs de répliques, à fleur de lèvres, avec le grossissement de la tare en prime et des improvisations croustillantes. L'opulence verbale est dans le direct, dans cette mobilité de formes et de langages, immanquablement irriguée de vécus, ainsi que de contes et légendes populaires anciennes, rendus actuelles à l'époque afin d'exprimer une actualité brûlante ou souligner une répétition de l'histoire singulière. Avec Rachid Ksentini, qui a produit une cinquantaine de pièces théâtrales et quelque chose comme six cents chansonnettes et chansons, l'œuvre destinée au public se monte au fur et à mesure des représentations. C'est toujours le même socle de départ, mais jamais la même pièce, la représentation du jour. Marquée d'une fantastique effervescence, la représentation est toujours en mouvement, jamais achevée et, à chaque fois, enrichie de trouvailles du moment. L'espace-scène est toujours disponible à recevoir du rajout, toujours apte à remettre en cause la prestation de la veille, en édification permanente. L'homme de scène qu'il était apporte de la truculence avant toute chose. La pièce Le mariage de Bouborma, donnée le 22 mars 1928 à l'Opéra d'Alger par la troupe El Moutribia, lui ouvrira grandes les portes de la célébrité, après une expérience moins glorieuse avec El Aahd El Ouafi, montée en 1927 en compagnie de Djelloul Bachdjarah avec lequel il créa, la même année, une troupe du nom de El Hilal El Djazairi. Ses personnages-types se recrutaient essentiellement dans la société underground. Il les prenait aussi dans la caste des pseudo-religieux, s'affirmant hommes de culte et de droit coutumier. Tous étaient intégrés dans des canevas de départ où l'essentiel du jeu des acteurs était axé sur les ressorts rythmiques de la farce, au sens européen (et notamment italien du terme), ainsi qu'au fond commun légué par les héritages confondus : histoires orales traversant l'imaginaire collectif, récits fantastiques transmis sur plusieurs générations, facéties de notre héros maghrébin, Djeha, et, en somme, récits de tous les héros de la marge. Le contenu (melting-pot langagier et comportemental de l'époque) ne se situe ni dans la harangue politique, dans la perception contemporaine du terme, ni dans la morale noyée dans les traditions sécularisées pour ne pas dire momifiées. En fait, Rachid Ksentni ne cherchait pas à inscrire son discours théâtral dans le salut de l'âme, il ne se posait pas en imam ni en veilleur de la bonne conscience. En tant qu'artiste sans bride, il était simplement dans l'envie d'exister et de faire exister ses congénères par la comédie. Cette comédie à décor simplifié, ramené au maximum à l'essentiel, était donnée en partage aux gens de son sang et de son rang, à ceux de sa communauté, en grande partie exclue de l'école publique. Le théâtre de Rachid Ksentini avait pour univers et public, une communauté de destins qui ignorait tout des canons du théâtre classique, une communauté discriminée à sa naissance, parce que née du mauvais côté de la barrière, celui peint d'une couleur ségrégationniste. Le théâtre était, pour Rachid Ksentini, un territoire de communion par excellence à l'intérieur duquel s'articulent le vraisemblable et la fable. Un théâtre qui se devait de chercher en lui et hors-lui pour se réaliser. L'auteur, inspiré de «l'eau de vie», de son vrai nom Rachid Billakhdar, était né le 11 novembre 1887 dans La Casbah d'Alger. Il n'avait pas d'école à proposer, lui l'autodidacte de la vie et des planches, comme chantera plus tard El Anka pour lequel la faim et les pieds nus furent le seul enseignement. Rachid Ksentini, le saltimbanque, qui fut marin quelque temps, n'a jamais cherché à jouer au professeur. C'est lui, le premier qui, comme tout bon vivant, s'enivrait des quiproquos et autres jeux de mots qu'il adressait à ses publics, ceux qui le comprenaient directement, hommes du commun qu'il affectionnait et qu'il avait toujours fréquentés et continué à fréquenter dans les faubourgs déglingués.Amené par les hasards de la vie à jouer du théâtre, il comprendra assez rapidement que la Vie, la sienne et celle de ses semblables, était, de loin, la meilleure pièce de théâtre. D'année en année, jusqu'à sa mort en 1944, il retournera sans relâche à cette grande pièce de théâtre, pour laisser errer son imaginaire, pour en tirer des critiques sociales autour des hypocrisies ambiantes et des préjugés tenaces, mais aussi pour tenter de pérenniser une langue autochtone, emblème authentique de tous ceux qui, hier encore, n'avaient pas le droit d'approcher les temples du théâtre. La mise en avant de ce langage populaire était d'abord une connivence établie avec ceux et celles qui cherchaient alors à quoi s'accrocher pour se reconnaître et se faire reconnaître dans leur identité. Le fait d'être né dans une famille d'extraction modeste – il est le fils d'un artisan que l'exode avait surpris sans ménagement – le poussait à chercher naturellement dans cette direction, celle des démunis et des pas-de-chance de l'histoire,. Il ne s'éloignera jamais de ce choix. Rachid Ksentini défendait l'idée d'un art de l'immédiateté. Son interprétation n'était pas dans le trompe-l'œil, ni d'ailleurs dans le trompe-l'oreille. Et, avant de se révéler dans sa profondeur, elle se manifestait par sa spontanéité, dans ce qu'elle avait de plus direct et sincère. Aussi, ses spectacles d'essence populaire s'inscrivaient d'abord dans l'impulsion avant de rejoindre la raison. Ses ressources linguistiques, il les puisait du parler local, dans la langue du praticable, nourrie à l'héritage du terroir, à la chansonnette, aux ritournelles et aux airs fantaisistes empruntés aux habitudes désordonnées des peuples du faubourg. Ses pièces, conçues à mi-chemin entre l'oral et l'écrit, connurent, dès leur sortie, un engouement populaire sans pareil. Dès le départ, elles furent pensées et montées afin de distiller, par-dessus tout, de la bonne humeur, du divertissement immédiat. Le public qui y venait, majoritairement indigène, se reconnaissait dans les tranches de vie proposées. Il redécouvrait ses problèmes et préoccupations du moment, son langage de tous les jours. Il écoutait avec enthousiasme cet amuseur qui parlait avec sa voix. Chaque réplique prononcée par Rachid Ksentini provoquait un retour d'écoute instantané, des applaudissements de cordial partage et de cordiale connivence dans l'acte d'appeler les choses pas par leur nom. Son théâtre, lieu de jonction privilégié entre un acteur et un spectateur, est une fête au village communautaire. Moyen de socialisation culturelle fantastique, et aussi véhicule de communion identitaire par excellence, Il supprimait les distances et les murs, réels ou symboliques. Dans cette même lancée, ce théâtre, qui descendait dans la rue, chaque fois que cela s'avèrait nécessaire, abolissait l'espace d'avec la vie, celle qu'il met en scène ou plus exactement en mouvement. D'une certaine manière, le public était convié à entrer dans le jeu : il regardait et jouait en même temps. L'homme de théâtre était un homme de l'heure, un témoin du moment, un agitateur malgré lui. Il ne s'est jamais positionné dans le cérébral lorsqu'il lui arrivait de briser les conventions du théâtre classique, de briser le cou au cérémonial de la pièce d'avant, celle du théâtre destiné à l'élite européenne ou encore celle, de naissance toute fraîche, écrite en arabe classique, en faveur d'une petite élite citadine de lettrés autochtones. Dans son théâtre, le besoin premier de Rachid Ksentini fut de divertir au maximum ceux qui venaient le voir. Dédaignant la posture de l'éducateur ou du moraliste, encore moins celle du militant d'une cause, son unique cause fut de faire rire les esprits et les cœurs en cette période difficile où la France coloniale entamait le deuxième siècle de sa domination et où le mouvement national entamait un tournant décisif, principalement avec la création de l'Etoile Nord-africaine en 1926, en France métropolitaine. Au fil du temps et des expériences nouvelles tentées autour de lui dans les années 30, son approche artistique s'éloignera des premiers sillons creusés, notamment avec Djelloul Bachdjarah. Lancé dans la sphère artistique algéroise, en compagnie de Marie Soussan qui lui donna la réplique sur une période relativement longue, il n'avait d'autre hantise que de se laisser hanter par ses personnages, recueillis des histoires du livre-phare des Mille et une Nuits ou recrutés dans son univers immédiat. Son théâtre, à couverture réaliste comme dans Fahssi chez le cadi, Fahssi et la mondaine, Grellou, Fakou, L'ivrogne, Baba Kaddour et-tamââ, La Vieille et le fantôme, Dar El Mhabel, était presque tout entier inscrit sur le registre de la dérision. Le souhait premier de l'auteur-interprète, jouant à l'instinct, est de faire rire aux larmes ses compatriotes, aux yeux et à la barbe des mouchards d'un occupant qui commence à se méfier de cet autochtone théâtreux. Faire rire dans une société travaillée par des tiraillements complexes, dans un environnement nullement clément à l'endroit des plus faibles économiquement et socialement, dépouillés de leurs droits élémentaires et qui continuaient à émarger contre leur gré au Code de l'Indigénat, broyés sans ménagement aucun par la vie quotidienne et dont la vie de privations et d'humiliations était écourtée au sabre de la misère. L'acte de jouer se confondait, chez cet homme-orchestre, avec celui d'amuser et de faire amuser. Il y avait là le désir intense de partager un moment, une émotion, une joie à caresser le cœur de la multitude, à respirer en groupe, une idée à développer, un souci à clarifier, à tour de bras. Ses œuvres, individuelles, hilarantes, intimement liées à sa propre personnalité, étaient pleines de vivacité et de fraîcheur et ne ressemblent pas à celles des autres comiques que le théâtre algérien commençait à investir de franche manière. Son théâtre apportait sans retenue les échos d'une nation profondément spoliée de ses référents culturels. Les personnages qui le peuplent traduisaient éloquemment des palpitations immédiates puisées dans le quotidien et l'instantané du moment. Dans cette démarche du fils de La Casbah, il y a de la probité et de l'amour, les expériences de l'existence et les leçons de cette survie. Rachid Ksentini était fou de théâtre mais aussi de chansons satiriques, celles qui appuient le théâtre, lui donnent un ton, une perspicacité qu'on ne trouve dans aucun guide militant, une profondeur qu'aucune université ne peut enseigner, une volonté de semer la joie aux quatre vents, une volonté de dire les choses telles qu'elles sont avec le mot juste pour les dire. L'humour sans complexe, tiré des scènes du quotidien, fut son seul parti tissé des mots du jour.