Le professeur Jean Pierre Labat ne croyait pas si bien dire en tenant ce langage à ses nouveaux élèves lors de son premier cours de la rentrée de 1977 à l'Institut de technologie de production et santé animales de Sidi Bel Abbès : «En trois ans, vous serez en mesure de conduire un troupeau de bovins.» Il avait raison, M. Labat, parce que la conduite d'un élevage bovin, la collecte de son produit, le lait et sa distribution sont loin d'être une sinécure. Quelques jours plus tard, un cadre de l'ex-Daraw (Direction de l'agriculture et de la révolution agraire de la wilaya) débarque à l'institut pour donner une conférence. A la fin de son intervention, le conférencier ouvre le débat, et un étudiant, venu d'une lointaine wilaya, lui pose cette question : «Pourquoi les domaines autogérés peinent-ils à produire suffisamment de lait ?» Avec le sourire, le cadre de l'agriculture répond : «L'Etat est en train de former des techniciens comme vous pour résoudre ce problème.» Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts de l'oued Mekerra et beaucoup de techniciens sont sortis de cette prestigieuse école, mais le problème demeure entier. La preuve, il suffit de s'attarder un peu, ces jours-ci, devant l'épicier du coin pour constater de visu que la queue, qu'on croyait révolue, est encore là, à s'étirer chaque jour un peu plus devant un tas de sachets de lait en constante diminution. Devant ce spectacle affligeant, une question se pose : pourquoi certains pays arrivent à couvrir largement leurs besoins en lait cru et à transformer l'immense surplus de leur production en poudre de lait qu'ils exportent au prix fort, alors que nous, nous n'arrivons même pas à produire en quantité suffisante le lait que l'on consomme tous les jours ? Pour produire du lait, tout le monde le sait, il suffit de disposer de vaches à haut rendement, de terres, de bâtiments et une main-d'œuvre qualifiée, ce qui existe chez nous, mais il est dit que ce n'est pas demain la veille que le consommateur algérien commencera à recevoir, chaque matin, chez lui, son lait cru dans une bouteille. Les mauvaises langues disent aussi que cette situation est quelque peu voulue, ou du moins tolérée, pour ne pas mettre en péril certains intérêts. En tout cas, le problème du lait cru ne date pas d'hier. Le défunt Kasdi Merbah, du temps où il était ministre de l'Agriculture, et en constatant la faiblesse des rendements des vaches laitières, avait bien signé une circulaire où il exigeait des exploitations agricoles une production supérieure à 10 litres par vache et par jour. Et cela a marché, avant que ne survienne, quelques mois plus tard, la loi 19/87. Du coup, les grands élevages bovins des domaines autogérés, propriété de l'Etat, sont devenus le bien d'ouvriers agricoles et de vachers trayeurs, qui n'ont pas mis beaucoup de temps à vendre les vaches et empocher le pactole, sans que personne, du ministère de tutelle aux subdivisions agricoles en passant par les DSA, n'y a trouvé à redire. Aujourd'hui, toutes les étables, ou presque, qui abritaient ces grands élevages, sont utilisées pour d'autres activités, quand elles ne sont pas carrément fermées. Certes, l'Etat a beaucoup facilité l'importation des génisses pleines ces dernières années, mais pas toujours au profit des éleveurs, les vrais. Au contraire, ce sont des opportunistes qui en ont profité, en procédant à peu près de la sorte. Dans des hangars sommairement aménagés, ils accueillent «leurs» génisses gestantes de sept ou huit mois qu'ils alimentent avec parcimonie jusqu'au vêlage. Après quoi, ils revendent la vache et son veau à la boucherie et repartent pour une nouvelle aventure bovine aussi lucrative que les précédentes. Certains faux éleveurs, devenus riches, roulent aujourd'hui en 4x4 et se permettent même le luxe de faire des intrusions dans la politique, le football et autres lieux de loisirs où le «beggar», au sens péjoratif du terme, est devenu roi. Quant au vrai beggar de l'Algérie profonde, celui qui a trimé sa vie durant dans le métier, il continue, malheureusement pour lui, à survivre difficilement du produit de ses bêtes qui se comptent généralement sur les doigts d'une seule main. Il y a quelques années, l'Algérie importait encore des œufs et de la pomme de terre. Aujourd'hui, Dieu merci, ces deux produits inondent le marché à un prix à la portée de toutes les bourses. Pourquoi alors n'applique-t-on pas le même procédé qui a conduit à l'autosuffisance en œufs et en pomme de terre au lait cru ? Les mauvaises langues, encore elles, soutiennent mordicus que s'il y avait des usines qui transformaient une poudre en œufs et en pomme de terre, ces deux produits connaîtraient immanquablement des problèmes de collecte et de distribution. L'Algérie distribue quotidiennement du pétrole, du gaz, de l'essence et de l'électricité aux quatre coins du pays et bien au-delà, sans aucun problème, mais dès lors que cela concerne la collecte et la distribution du lait cru, on viendra nous expliquer, avec force détails et arguments «techniques», qu'il s'agit-là d'un problème épineux et qu'il faudra ceci et cela pour le résoudre. Comprenne qui pourra.