Dans un long câble diplomatique américain rendu public par le journal espagnol El Pais, l'ancien ambassadeur des Etats-Unis à Alger, Robert S. Ford, rend compte de discussions qu'il a eues avec des personnalités politiques et des journalistes au sujet de la situation en Algérie. M. Ford estime que ses interlocuteurs ont dépeint une image d'«un régime algérien fragile comme il ne l'a jamais été par le passé, en proie à un manque de vision atteignant des niveaux de corruption sans précédent et à des rumeurs sur des divisions au sein de l'armée». Qualifiant ses contacts algériens de «souvent grincheux», l'ambassadeur souligne qu'il arrive, aujourd'hui plus qu'avant, de les voir parler de «l'incapacité du gouvernement à faire face aux problèmes politiques, économiques et sécuritaires». M. Ford, dans son mémo datant du 19 décembre 2007, soit quelques jours après le double attentat du 11 décembre à Alger, souligne : «L'image d'un Président isolé – un processus de réformes stagnant et une approche incertaine contre le terrorisme – vient à un moment où des efforts sont déployés par le gouvernement pour faire passer l'option du troisième mandat.» Et de dire : «Nous n'avons pas l'impression qu'il sera question d'une explosion à venir tout de suite. Mais nous voyons un gouvernement à la dérive, qui tâtonne à aller de l'avant.» Le 3 décembre 2007, Ford reçoit le président du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), Saïd Sadi, qui dit avoir présenté un aperçu sombre du régime qu'il accuse de manquer de vision et de capacité. Sadi aurait dit à Ford que «le contexte actuel fait état de stagnation dans les domaines économique et politique, les institutions de l'Etat souffrent de corrosion de l'intérieur et perdent beaucoup de leurs meilleurs cadres». Une des personnalités que Ford a rencontrées le 17 décembre 2007, dont le nom a été effacé du câble rendu public par El Pais jeudi soir, a affirmé que les attentats du 11 décembre ont polarisé le débat au sein des services de sécurité au sujet de la réconciliation nationale. Cette personne, qui est présentée par un X sur le câble, dit que «le régime algérien n'a pas une seule approche claire pour lutter contre le terrorisme», d'où les indécisions à traiter des cas d'amnistie, comme celui de Hassan Hattab. Une personne X aurait aussi précisé au diplomate américain, à propos de la stabilité du pays, que «les Algériens sont passés par une situation bien pire» et que «les divisions internes ne doivent pas être confondues avec l'instabilité». Le même X indique que «le régime tient à la stabilité avant tout, il est donc à la fois fragile mais stable». Le même X se dit d'accord avec l'analyse de Saïd Sadi comparant le gouvernement à «la secte de Tikrit et dans laquelle un nombre disproportionné de ministres et de généraux provient de la région de l'Ouest et de Tlemcen comme le président Bouteflika». Saïd Sadi, note Ford, aurait mis en garde les Etats-Unis contre le silence sur la détérioration de l'état de la démocratie en Algérie. Le président du RCD, indique M. Ford, voit un soutien de l'extérieur comme essentiel à la survie de la démocratie. «Si les Etats-Unis sont complices du changement de la Constitution et pour permettre à Bouteflika un troisième mandat, ils risquent de perdre les jeunes qui sont la force de l'avenir», met en garde Saïd Sadi. Ford a rappelé à Sadi les multiples efforts fournis pour maintenir ouvert le bureau du National Democratic Institut (NDI) et avoir soulevé à plusieurs reprises les problèmes du processus électoral et sa crédibilité. L'ambassadeur a exhorté le RCD – et d'autres partis politiques qui demandent un soutien américain – à faire mieux entendre leurs voix : «La démarche américaine pour demander la levée des obstacles à la démocratie ne serait crédible que si les partis politiques algériens élevaient eux-mêmes la voix.» Lors d'un dîner, le 18 décembre, l'ancien ministre et magistrat, Leïla Aslaoui, a estimé qu'il y a une démobilisation de la part d'une partie de la société algérienne sur la lutte contre le terrorisme. Elle a confié à M. Ford que le gouvernement lui a avait demandé d'organiser une marche pour dénoncer le terrorisme après ces attentats et elle a refusé car, a-t-elle dit, «si c'était dans les années 1990 elle n'aurait pas hésité à le faire, mais maintenant elle dit avec amertume ne rien vouloir faire pour aider l'approche sécuritaire du gouvernement». Un autre X intervient encore dans le mémo du diplomate américain pour déclarer, le 17 décembre aussi, que «les Algériens sont moins disposés à aider le gouvernement car entre ce qu'ils perçoivent de la part de ce dernier et ce dont ils ont besoin en termes de cadre de vie meilleur, il y a un vrai fossé». «Une stabilité entre les mains d'une armée divisée» Citant Saïd Sadi, qu'il qualifie d'avoir des contacts avec des éléments de l'armée et les services de sécurité algériens, Ford rapporte que le président du RCD aurait dit que «l'armée n'est plus aussi unifiée qu'avant». Deux parties émergent, dit Sadi, dont la première est composée de jeunes officiers qui sont contre la vieille garde qu'ils accusent de mauvaise gestion et de négligence. «Ces officiers veulent un réel changement et sentent que le pays s'achemine vers la dérive», confie Sadi à Ford. Et la seconde partie concerne les rangs supérieurs de l'armée partagée, elle aussi, entre les éradicateurs, pour une lutte plus sévère contre le terrorisme, et les réconciliateurs alignés sur la réconciliation de Bouteflika. Le fameux X, dont le frère est un officier de l'armée, a affirmé à Ford le 17 décembre qu'il y a des colonels dans l'armée qui pensent que la précipitation vers la dérive ne peut plus continuer. Et d'ajouter que la question aujourd'hui est de savoir «s'ils sont capables de s'organiser». Ford rapporte en outre que Saïd Sadi lui aurait confié qu'il aurait eu une conversation avec le général Toufik Mediène («chef du DRS, largement considéré comme le chiffre-clé pour assurer le contrôle et la survie du régime», précise Ford). Donc Sadi aurait dit que Mediène a reconnu que tout n'allait pas bien, notamment au sujet de la santé de Bouteflika et de la santé du pays. «Mediène a dit à Sadi qu'il avait besoin de garanties que toute autre alternative doit être viable et ne déstabilisera pas le pays», note Ford. Ceci et de rapporter que Sadi a aussi déclaré que «de nombreux officiers supérieurs de l'armée commencent à se demander si avec le retrait de l'armée de la vie politique, ils ne craindraient pas des représailles du peuple sur les violations commises durant la décennie noire».Evoquant la question de la corruption avec le général Mediène, Sadi rapporte à Ford que Mediène lui aurait dit, avec le portrait de Bouteflika au-dessus de leurs têtes, que «l'étendue du problème suit le chemin vers le haut». A cela l'ambassadeur ajoute un commentaire dans le mémo disant que «de nombreux contacts affirment que Bouteflika lui-même n'est pas corrompu, mais pointent facilement du doigt ses frères, Saïd et Abdelghani comme étant particulièrement des rapaces». X lui dit que «la corruption a atteint des niveaux importants même au sein de l'armée, en citant Gaïd salah». Dans son commentaire final, Ford estime que malgré les divergences qui peuvent exister, la stabilité semble être la principale préoccupation du système. Et elle n'est pas garantie par le leadership de Bouteflika, mais par l'appareil militaire.