Des boulangers qui ne veulent plus se faire rouler dans la farine et des minoteries privées qui sont accusées d'entretenir la pénurie. Pour le moment le pain est disponible, mais pour combien de temps encore? Les boulangers en ont gros sur le cœur et ils le font savoir. Le président de l'Union nationale des boulangers (UNB), Youcef Kalfat, tire à boulets rouges sur les minoteries privées et les accuse d'avoir mis en place des pratiques frauduleuses sur le prix de la farine. Selon le patron des boulangers, les privés leur font payer 2300 DA le quintal de farine, alors qu'il est fixé par décret à 2000 DA. «C'est un scandale, affirme M. Kalfat. Le prix de la farine est subventionné par l'Etat et les minoteries privées tentent de nous arnaquer. Nous condamnons ces pratiques et nous invitons les pouvoirs publics à intervenir pour régler la situation. Car, si en plus de tous les problèmes auxquels on est confrontés on rajoute celui de la farine, on a plus qu'à changer d'activité. » En plus du prix, M. Kalfat reproche aux transformateurs leur peu d'empressement à leur livrer la farine, alors qu'ils en sont tenus par décret. «A chaque fois, ils trouvent une justification pour ne pas nous livrer, souligne-t-il. Des fois, ce sont leurs camions qui sont en panne ou alors ce sont leurs chauffeurs qui manquent à l'appel. Pour nous, ce sont des dépenses supplémentaires qu'on doit prendre en charge et qu'on ne peut pas répercuter sur le prix du pain. On ne peut plus continuer de cette façon.» Les boulangers attendent une réponse des pouvoirs publics, début 2011, à toutes leurs revendications. En attendant, ils prennent l'opinion publique à témoin et exposent dans la presse les problèmes auxquels ils doivent faire face et les risques que pourrait causer une grave crise du pain, si leurs conditions de travail venaient encore à se dégrader. «On ne veut pas faire grève, ni pousser à une fermeture collective des boulangeries, mais pour cela on doit augmenter notre marge bénéficiaire, déclare M. Kalfat. On ne demande pas une augmentation du prix du pain, mais un abattement des charges relatives à l'électricité et au gaz et que l'Etat subventionne le prix de la levure et de l'améliorant comme c'est le cas avec la farine.» Les minoteries «victimes» De leur côté, les minoteries privées rejettent en bloc ces accusations et parlent de fuite en avant de la corporation des boulangers qui tente de mettre la pression sur l'Etat en prenant pour prétexte une supposée spéculation sur le prix de la farine, au moment où leurs revendications sont examinées par les pouvoirs publics. «C'est du n'importe quoi, affirme le patron d'une minoterie. Nous vendons la farine au prix imposé par l'Etat et nous assurons sa livraison. J'ai vingt-cinq camions qui sillonnent la wilaya d'Alger et nous n'avons jamais refusé de livrer une boulangerie. Nous transformons tout notre quota de blé tendre que nous vend l'Office des céréales. En vérité les boulangers ne veulent pas acheter la farine chez nous. Ils préfèrent aller chez les grossistes qui leur permettent de payer la marchandise à crédit et sans facture alors que chez nous, ils ne peuvent pas le faire.» Les minoteries privées sont victimes de la flambée des prix du blé sur les marchés internationaux. Cette situation a contraint l'Etat à taxer lourdement toute importation de blé. Du coup, toutes les minoteries dépendent des quotas que leur accorde l'Office des céréales et qui les contraint à ne fonctionner qu'à 50% de leurs capacités de production. «La loi sur les quotas a été mise en place en 2003 au moment où le pays comptait 30 millions d'habitants, souligne un transformateur. Aujourd'hui, on est 37 millions d'Algériens et l'Etat continue d'importer les mêmes quantités de blé. Cela engendre obligatoirement des tensions sur la farine.» D'autant que certains spéculateurs ont profité des trop grandes largesses accordées par le ministère de l'Industrie pour créer des minoteries qui se révèlent être des coquilles vides. Ces minoteries se contentent d'acheter leurs quotas de blé auprès de l'OAIC à 1280 DA le quintal, pour le revendre 2700 DA aux éleveurs de bétail. La pénurie de pain se fait sentir La ville de Reggane, qui compte 20.176 habitants, connaît ces derniers jours une pénurie de pain. En effet, les citoyens de cette agglomération, située aux portes du Tanezrouft, à l'ouest du Hoggar, éprouvent les plus grandes difficultés pour s'approvisionner en pain. Selon nos informations, cette tension serait due, d'une part, à une perturbation dans la distribution de la farine et, d'autre part, à la fermeture d'une des quatre boulangeries à cause d'une panne technique. «Ces trois boulangeries ne pourront jamais faire face à la demande de la population», nous dit un citoyen en colère. La crise que connaît la région est accentuée par les nombreuses sociétés implantées et avec lesquelles la population est contrainte de partager le peu de pain en vente. «Vous savez que les compagnies étrangères et la société nationale, implantées dans la région viennent s'approvisionner quotidiennement dans les trois boulangeries qui travaillent encore… Ce qui a encore accentué la crise que nous vivons», souligne un citoyen de la région rencontré à l'entrée d'une boulangerie. Dérèglement du marché de la farine : les intermédiaires mis à l'index Même si les perturbations dans le marché de la farine ne touchent pas l'ensemble de la corporation, «il y a une désorganisation dans l'approvisionnement des boulangers en farine», a indiqué Mezazigh Mustapha, président du bureau des boulangers d'Oran. «Les prix appliqués par les minotiers sont conformes à ceux fixés par la législation en vigueur, soit 2000 DA le quintal, à pas de porte.» Il laisse cependant supposer «l'existence de courtiers qui tirent profit de cette situation». Le représentant local des boulangers annonce de ce fait, la tenue prochaine d'une réunion regroupant l'ensemble des parties concernées avec la direction du commerce. Une réunion qui, estime-t-il, permettra de déterminer l'origine de ce problème. «Nous avons une capacité de production de 1000 tonnes/jour mais, en fonction de ce que nous fournit la Coopérative des céréales et légumes secs (CCLS), nous fonctionnons à 50% de nos capacités», explique le cogérant des Moulins Habour, une des plus importantes minoteries du pays. Il impute la perturbation du marché aux intermédiaires. «Le prix étant administré, aucune minoterie ne peut facturer plus cher», ajoute-t-il. Un artisan boulanger rompu à ce genre de situation, rencontré au siège de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCCA), s'est montré plus loquace. Il attribue cette perturbation à la CCLS qui n'approvisionne pas en quantités suffisantes et dans les délais les minotiers, notamment les jours de fêtes, provoquant ainsi un dérèglement du circuit de distribution et poussant les boulangers à recourir à des intérimaires qui en tirent profit. La visite à un boulanger du centre-ville, qui a pignon sur rue, apporte un éclairage supplémentaire concernant la crise qui secoue cette corporation. «Il faudra mettre un terme à cette situation et que nos quotas soient livrés dans les délais et en quantités suffisantes. Et qu'on nous ajoute un quota supplémentaire les jours de fêtes», suggère-t-il. Cependant, ce maître boulanger se dit satisfait des prix appliqués par son minotier habituel. La faille, selon lui, «réside dans le circuit de distribution». La farine au bord de la pénurie A Alger, la tension autour de la farine est palpable chez tous les boulangers. A la place du 1er Mai, Mohamed, propriétaire d'une des plus importantes boulangeries du quartier, a commencé à rationner la farine qui lui reste encore en stock. Ce matin, il devait être livré, mais la minoterie chargée de le faire a eu un problème avec l'un de ses camions. Le responsable l'a assuré, au téléphone, qu'il sera livré demain matin. «Depuis une dizaine de jours, on ressent une tension sur la farine, souligne Mohamed. Les minoteries privées jouent un drôle de jeu et l'Etat laisse faire. Par exemple, j'ai toujours acheté des sacs de farine de 50 kg, mais depuis quelque temps il est pratiquement impossible d'en trouver chez le privé. On nous propose des sacs de farine de 10 ou 25 kg. Cela revient plus cher.» Même constat chez hadj Mokhtar, propriétaire d'une boulangerie à Bab El Oued, qui affirme n'avoir jamais connu une telle situation. «Cela fait quarante ans que je suis propriétaire de cette boulangerie et c'est la première fois que je vis une telle tension sur un produit. Quand je vais chez Eriad, minoterie publique, je n'ai pas de problème et je suis livré à temps. Mais avec le privé, il y a toujours quelque chose qui cloche.» Depuis quelque temps, les boulangeries ne vendent plus de pain après 15h, alors qu'il était encore possible, dans certains quartiers d'Alger, d'en trouver même après 18h. La farine au compte-gouttes Il y a quelques semaines, les perturbations de l'approvisionnement en farine posaient de sérieux problèmes aux boulangers de Constantine. Ces derniers, déjà pénalisés par la réduction du nombre de boulangeries, subissent depuis quelques jours une pénurie liée à l'indisponibilité de la farine. «Que ce soit du côté des minoteries étatiques ou privées, la quantité qu'on nous livre est presque rationnée, même si les prix proposés sont toujours fixes», affirme un boulanger du centre-ville. «Avant, on pouvait avoir la quantité qu'on demandait, mais maintenant on se contente de ce qu'on nous livre», notera-t-il. Un autre boulanger, installé dans le quartier de Sidi Mabrouk, s'est dit contraint de baisser la quantité de pain qu'il fabrique chaque jour en raison des quotas que lui imposent les minoteries. «On recevait jusqu'à cinquante quintaux par semaine, aujourd'hui, on n'en reçoit plus que vingt, ce qui nous permet de travailler durant trois jours seulement, et le reste de la semaine on baisse rideau», déplore-t-il. Pour les gens du métier, les causes de cette situation leur échappent totalement et les pénalisent, surtout que certaines boulangeries ont été contraintes de réduire leurs effectifs en mettant au chômage les employés. Ce nouvel épisode que vivent les Constantinois vient après celui qu'ils ont eu à endurer pendant la période estivale et qui les avait obligé à beaucoup de patience pour pouvoir acheter le pain quotidien. Hier, et à la veille du nouvel an, des chaînes interminables se sont formées dès la matinée devant les boulangeries pour avoir des baguettes de pain, en prévision d'un week-end prolongé. Mascara ne connaît pas la crise «Nous n'avons pas de pénurie de farine. Nous travaillons en toute quiétude et aucune crise de pain n'est à redouter», affirme un boulanger, exerçant dans le centre-ville de Mascara. Contrairement à d'autres régions qui connaissent une pénurie de farine, la wilaya de Mascara semble épargnée. Un constat affirmé par des transformateurs des secteurs public et privé, ainsi que par des boulangers rencontrés sur place. Selon le directeur de la minoterie étatique de Mascara, Boudia Hocine, «l'approvisionnement des boulangers de Mascara en farine panifiable est assuré d'une manière régulière et permanente et à des prix fixés officiellement à 2000 DA le quintal». Et d'ajouter : «L'Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC) alimente notre minoterie en blé tendre à concurrence de 50% de la capacité de production. C'est-à-dire que nous recevons, mensuellement, vingt-cinq mille quintaux de blé tendre qui donnent dix-sept mille quintaux de farine panifiable. Une quantité réservée aux 80 boulangeries de la région. Malheureusement, certains boulangers préfèrent l'achat, sans facture, à partir des marchés parallèles pour des prix allant de 2300 à 2800 DA le quintal, et ce, dans le but d'échapper au fisc.» Selon notre interlocuteur, 20 à 25 boulangeries sont approvisionnées quotidiennement. Elles se partagent les 900 quintaux de farine panifiable. 300 quintaux sont destinés aux boulangeries des régions de Tighennif, Bordj et Oued El Abtal, alors que les 600 autres prennent la direction des régions de Mascara, Ghriss, Mohammadia et Sig. Pour le gérant d'une minoterie privée implantée dans la wilaya de Mascara, «la farine est disponible et se vend au prix fixé par l'Etat. Les boulangers qui disent le contraire, soit ils s'approvisionnent auprès du marché parallèle pour échapper aux impôts, soit, ils utilisent l'argument de pénurie de la farine pour faire augmenter les prix du pain. Notre interlocuteur a, parallèlement, tiré à boulets rouges sur la direction du commerce et des prix (DCP) quant à la vente sans facture de la farine panifiable aux boulangers : «Où sont les services de contrôle de la DCP ? C'est eux qui doivent intervenir pour mettre un terme à l'anarchie que connaît le marché de la farine. Nous, nous produisons de la farine et nous la vendons au prix fixé avec une facture et un bon de livraison !»