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Au sud de l'humanité
USHUAIA, AU BOUT DE LA TERRE DE FEU
Publié dans El Watan le 25 - 08 - 2004

Et toujours à l'horizon, une lumière rouge-dorée qui caresse les cimes des montagnes, toute l'année enneigées. Ushuaia, au bord de la mer, en contrebas des montagnes, accueille de drôles de voyageurs. Ils sont venus là, simplement pour y être.
Ushuaia est un lieu étonnant en dehors du temps, où l'on s'égare dans les parcs, comme dans son jardin. Avec cette sensation de confort absolu, cette délicieuse illusion d'être chez soi. Parce qu'après une nuit terriblement courte, on se réveille au bout du monde. Et parce que le bout du monde n'appartient à personne, il est autant à vous qu'à moi. Mais, au fait, comment faire pour y arriver ? A pied ? A cheval ? Et pourquoi pas en bus ? « Paris de l'amérique latine » Le voyage jusqu'à Ushuaia est une longue évasion de plus de 3000 km depuis Buenos Aires, à travers la Patagonie et la Terre de Feu. La capitale argentine est un subtil mélange entre Paris, Rome et Madrid : « Paris de l'Amérique latine », avaient coutume de dire les voyageurs téméraires du début du siècle dernier qui rentraient en Europe. Son architecture est inspirée des grandes capitales européennes : de hauts immeubles, des platanes le long des rues, de grands parcs. Et une multitude de bars qui servent des cafés serrés, à l'italienne, et des croissants... Les Argentins parlent espagnol avec un accent qui rappelle l'italien. Les Etats-Unis n'ont pas été la seule terre d'immigration des Italiens lorsque la misère les poussait à quitter le pays. Ils sont allés chercher l'espoir d'une vie meilleure au sud du continent américain. Et dans le bus qui descend vers le sud de l'Argentine, on retrouve de jeunes Argentins ils ont un prénom espagnol et un nom italien qui étudient dans la capitale. Ils retournent dans leur famille, installée depuis plus de soixante-dix ans dans l'est de la Patagonie. Le bus suit la côte atlantique pendant 2500 km, jusqu'à ce qu'il arrive au bout de l'Argentine continentale. Sur sa route, il dépose les passagers dans les villages de bord de mer ; de petits hameaux coincés entre les vagues océanes et les vents poussiéreux de la sèche plaine presque aride de la Patagonie de l'Est. Le bus parcourt parfois 300 km sans jamais croiser une habitation, hormis des stations-service. 36 heures de bus non-stop pour faire 2500 km, c'est-à-dire une nuit, une journée et encore une nuit. Et la plaine qui défile, sous le soleil brûlant. Après ce parcours, les voyageurs descendent à Rio Gallegos, la pointe sud de l'Argentine continentale. Un autre bus attend pour passer la frontière entre l'Argentine et le Chili et entrer en Terre de Feu chilienne. Magellan et le cap Horn Le panneau frontalier « Zona austral » est le sésame qui permet de poser un premier pied au Chili. Toujours de vastes plaines à perte de vue devenant verdoyantes à mesure qu'avance le bus sur la piste. Si Ushuaia est une si belle destination, c'est aussi parce qu'elle oblige ses voyageurs à faire des tours et des détours avant qu'ils puissent l'atteindre : plus de 3000 km depuis Buenos Aires, une longue descente à travers la Patagonie, une traversée de cinq heures en Terre de Feu chilienne pour arriver à Punta Arenas. Les passagers, qui arrivent du Nord, et ceux qui viennent de l'Est, la Cordillère chilienne, se croisent dans cette ville étape. Et il leur manque encore une journée de bus pour atteindre Ushuaia ! Ce n'est plus un périple, mais une odyssée... L'hôtel chilien à Punta Arenas est merveilleux ; simplement parce qu'il y a un lit dans la chambre. Et après deux nuits dans un bus et quarante heures assis sur un siège, un lit sans sommier, qui ploie sous le poids du voyageur exténué, est le plus beau des cadeaux... à seulement 7 dollars. Crevés, vannés, rompus, les nouveaux arrivés sortent tout de même profiter de l'air frais. Et ils découvrent ébahis que l'Océan, qu'ils croyaient observer au bout de la jetée, est en réalité le Détroit de Magellan. Le canal mythique qui n'existe que dans les livres d'aventures et de voiliers des hautes mers, perdus alors qu'ils cherchaient le Cap Horn. Moment d'euphorie. Cette naïve découverte insuffle aux voyageurs, redevenus des enfants, un enthousiasme merveilleux. Magellan, Cap Horn... deviennent des réalités presque palpables... Ushuaia s'approche.... Le lendemain, le bus repart tôt. Il est 6h. Il fait froid, même en été. Cependant en descendant vers le Sud, la nuit s'est subitement raccourcie et le soleil qui perce les nuages réchauffe peu à peu les visages rosis par le vent mordant. La Terre de Feu est divisée en deux par le Détroit de Magellan. Punta Arenas, étape obligatoire, est en territoire chilien. Il faut donc franchir le Détroit pour continuer le voyage jusqu'à Ushuaia, en Terre de Feu argentine. Le bus qui amène les voyageurs dans la ville la plus au Sud au monde le traverse grâce à un bac. Alors que l'embarcation est au milieu du Détroit, de petits dauphins viennent faire des bonds dans l'écume que projette l'étrave du bac. Puis il faut encore passer la frontière, le passeport se couvre petit à petit d'une multitude de tampons de toutes les couleurs. En marge du monde habité La guerre des Malouines, pour les Européens, évoque un lointain conflit aux confins de l'océan Atlantique : une guerre éclaire de la Royal Navy venue en découdre avec la marine argentine qui avait indûment mis le pied sur les Malouines, territoire de Sa Majesté d'Angleterre. Pour les Argentins, c'est une plaie jeune de vingt ans qui peine à se refermer. Et les signes sont bien visibles sur la côte atlantique de la Terre de Feu argentine. De larges panneaux de propagande proclament « Malvinas Argentinas ! » aux visiteurs qui s'arrêtent un instant embrasser le rivage du regard. Autour des panneaux, des avions et des tanks empaillés sont prêts à faire feu sur le mauvais plaisantin qui aurait l'audace de parler de Mrs Thatcher... Et le voyage continue, Ushuaia est encore à deux ou trois bonnes heures. Le paysage devient tourmenté : le bus a quitté la route et roule maintenant sur une piste, à flanc de montagne. Il zigzague dans les forêts de sapin. Cet espace naturel est laissé en marge du monde habité. Pas de pique-niqueurs, pas de randonneurs, donc pas de sac plastique ni de bouteille en verre qui saliraient ce lieu sauvage. Les quelques touristes passent, portés par le bus, sans s'arrêter. Enfin, la dernière montagne et derrière, se dessine la mer. Il est environ 18h et il commence à faire sombre, mais il semble qu'ici le soleil ne disparaisse jamais. Lorsque l'on imagine Ushuaia, on voit un port. Le port du bout du monde, avec son eau sale, immobile. De vieux bâtiments de marine marchande arrivés là, sans trouver le souffle nécessaire pour repartir ; rouillés et délaissés... Mais la ville du bout du monde, la « ciudad más al Sur del mundo » est un petit village de toute beauté. Entouré de montagnes, les pieds dans la mer, Ushuaia est un havre de paix, que seul trouble la corne de brume de navires sur le départ. Etrange lumière Ushuaia, ce sont des rues en pente, fleuries et des maisons qui ressemblent à des chalets. Installée en bord de mer, la petite ville doit résister à de basses températures en juillet et août, l'hiver de l'hémisphère Sud. Sur des cartes postales, on la voit, en hiver, complètement recouverte de neige. Ces images contrastent tellement avec le paysage d'été que l'on a sous nos yeux. C'est le soir, il fait frais. Le vent rabat sur le rivage de minces vaguelettes sur lesquelles se dandinent les mouettes. Le soleil à l'horizon verse une étrange lumière sur le port illuminé. Il est 19h, dans quatre heures il fera nuit. Etre au bout du monde. Est-ce la lumière qui est étrange ou le regard qui est différent ? Un homme fatigué descend du bus, le visage halé, encadré de cheveux grisonnants. Silencieux, il ne semble pas partager l'enthousiasme bruyant des autres voyageurs. Il retire son sac à dos de la soute et s'écarte du groupe de touristes, assailli par les chauffeurs de taxi. Il paraît las. Dans le bus qui les a amenés jusqu'ici, les touristes ont largement eu le temps de partager leurs souvenirs de voyage. Qui était à Buenos Aires, qui était à Santiago, ou encore à La Paz... ? Lui est resté muet. Comme si Ushuaia fut son unique destination, que les étapes aient perdu de leur importance une fois le bus reparti. Et maintenant, le vieil homme est face à la mer. Il a posé son sac contre le parapet, son regard fixé sur l'horizon. Bien au-delà du bout du monde.

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