Vendredi dernier, à l'heure où nombre d'observateurs s'attendaient à une récupération politique de la part des islamistes, comme ce fut le cas après la révolte d'Octobre 1988, il n'en fut finalement rien. Sans mot d'ordre particulier ni slogans clairs, le mouvement de contestation populaire qui embrase le pays depuis le 5 janvier navigue sans aucun gouvernail politique. «Il s'agit foncièrement d'un mouvement politiquement orphelin. J'ai l'impression que tout ce qui sent l'argent et le pouvoir devient une cible potentielle des émeutiers. Ces derniers ne font aucune distinction. Public et privé, tout y passe parce que pour eux, les émeutiers, l'Algérie qui vit, qui existe, se situe forcément sur le terrain du pouvoir et de l'argent.» L'ancien porte-parole du CNES et enseignant à l'université de Khenchela, Adel Abderrezak, se dit frappé par les scènes de violence, de guérilla urbaine qui meublent ce mouvement de contestation populaire. «De la violence à l'état basique, dit-il. Tout le monde attendait cette explosion, du profane au spécialiste, tant les ingrédients étaient déjà réunis.» Un mouvement de contestation qu'aucune force politique ne semble en mesure de canaliser. Vendredi dernier, à l'heure où nombre d'observateurs s'attendaient à une récupération politique de la part des islamistes, comme ce fut le cas après la révolte d'Octobre 1988, il n'en fut finalement rien. L'activisme et les interventions médiatiques de Abassi Madani et de Ali Benhadj, les chefs de file de l'ex-Front islamique du salut (FIS), ont fait chou blanc. Quoi de plus logique, estime le politologue Rachid Tlemçani, pour qui les islamistes ne seraient qu'un vulgaire «éventail politique». «Les islamistes ne peuvent pas récupérer ce mouvement pour la simple et bonne raison qu'ils n'ont aucune emprise sur cette génération d'émeutiers nés après les événements d'Octobre 1988.» Si ce mouvement n'est accompagné d'aucun slogan politique, c'est là la preuve, selon lui, qu'«aucune organisation politique n'est derrière», contrairement à ce qui est en train de se construire en Tunisie, où syndicalistes, hommes politiques, avocats et militants des libertés et des droits de l'homme encadrent les manifestations. «En Algérie, non seulement ce mouvement n'est pas représenté politiquement par la faute d'un pouvoir qui a fait le vide autour de lui, mais il révèle au grand jour la grande trahison dont il fait l'objet de la part de la classe politique.» «Enfant non désiré» d'une classe politique «archaïque», minée par le «conservatisme», ce mouvement de protestation est agité par «la main invisible du pouvoir». «La manipulation, ajoute l'enseignant à la faculté des sciences politiques d'Alger, est le propre même des régimes totalitaires. Le pouvoir engrange déjà les dividendes de ce mouvement de protestation, qualifié à dessein de mouvement social et vidé sciemment de son contenu politique pourtant évident. Contrairement aux partis qui réagissent par communiqués, le pouvoir occupe le terrain, envoie ses émissaires et représentants rencontrer les jeunes dans les rues, distribuer des prébendes par-ci et annoncer des programmes de prise en charge des revendications de la jeunesse par là, etc.»
La «trahison» de la classe politique Pour Farid Cherbal, enseignant chercheur à l'université de Bab Ezzouar, cette explosion sociale doit être d'abord replacée dans sa séquence historique exacte. Elle s'apparente à une excroissance, une réplique de la «crise politique» née des événements d'Octobre 1988 et qui n'est toujours pas «réglée». Retour cinglant de manivelle, 23 ans après Octobre 1988. «A partir de 2001, les syndicats et les formations politiques de l'opposition avaient alerté sur les dangers que comporte la disqualification des médiateurs sociaux et politiques. L'élimination de ces médiateurs allait faire de l'émeute la seule alternative, élevée pratiquement au rang de seul mode d'expression sociale. C'est malheureusement le cas à présent», déclare l'ancien syndicaliste. Le pouvoir doit se résoudre, à ses dires, à l'idée que «l'avenir de l'Algérie se joue avant tout dans la construction d'une alternative démocratique et sociale et qui doit être portée par des acteurs sociaux et politiques autonomes». Ce mouvement de contestation débouchera-t-il sur la construction d'une alternative démocratique ? Adel Abderrezak se dit «sceptique» quant à une éventuelle jonction entre les émeutiers et les syndicats autonomes et les forces politiques de l'opposition. Entre ces deux univers, affirme l'enseignant chercheur à l'université de Khenchela, il n'existe aucune «passerelle objective» : «A regarder de plus près le profil des émeutiers, force est de constater qu'ils ne sont, pour la majorité d'entre eux, que des adolescents qui découvrent le monde réel, des exclus du système scolaire, des chômeurs pour la plupart d'entre eux ou qui ne sont pas forcément entrés dans la vie active. Ces émeutiers ne justifient d'aucune histoire de lutte, d'aucun fait de résistance…»