La culture cinéphilique est en danger de perdition à tel point que nombre de fondateurs de la discipline sont quasiment tombés dans l'oubli. C'est la vocation de la télévision, véritable cinémathèque à domicile, que de raviver la flamme du savoir cinématographique et de maintenir le contact avec ces réalisateurs qui ont su habiller l'imaginaire humain d'émotions et de sensations esthétiques. C'est un choix qui relève sans doute d'un tel esprit que celui fait par la chaîne française France 3 de consacrer, dans son remarquable Cinéma de minuit, un cycle au cinéaste allemand Douglas Sirk. Né Hans Dietlef Sierck, en 1897, le cinéaste américanise son nom lorsque, avec d'autres réalisateurs allemands, il se fixe à Hollywood après l'arrivée des nazis au pouvoir. Douglas Sirk était déjà, alors, un cinéaste productif comme en atteste sa période allemande ponctuée d'une vingtaine de films. En Amérique, il marque ses débuts par Hitler's Madman, une œuvre dramatique centrée sur l'exécution du sinistre Heydrich. A cette époque, Hollywood avait accueilli une pléiade d'intellectuels allemands anti-nazis, parmi eux Fritz Lang et le dramaturge Brecht. Presque en même temps que son compatriote Douglas Sirk, Fritz Lang préparait Les bourreaux meurent aussi, sur un thème voisin, mais qui confinera au chef-d'œuvre grâce à la magie de la distanciation brechtienne qui faisait tant défaut à Hitler's Madman. Douglas Sirk avait travaillé dans l'urgence, avec peu de moyens et avec ses amis allemands, dont le producteur du film, Emil Ludwig. Il ambitionnait de dénoncer le régime nazi. Il avait pleinement conscience qu'il n'était pas en situation de se mesurer à Fritz Lang qui, d'ailleurs, avait réuni de meilleures conditions de travail pour Les bourreaux meurent aussi. Cela n'empêche pas Hitler's Madman de figurer, aujourd'hui, parmi les classiques du XXe siècle. Pour Douglas Sirk, le meilleur était à venir et on le verra en 1954, en pleine maturité professionnelle, sortir coup sur coup Taza, fils de Cochise, Le secret magnifique et Le signe du païen. Trois œuvres admirables qui positionnent Douglas Sirk comme un cinéaste qui a de la suite dans les idées.Taza, fils de Cochise renouait avec la visées humanistes qui étaient celle de Delmer Daves dans La flèche brisée, et Douglas Sirk prenait dans ce film le contre-pied de ce courant hollywoodien qui avait largement minorisé les Indiens. Douglas Sirk démontrait que même en Amérique, il était possible de tordre le cou aux préjugés raciaux et aux idées reçues. Fondamentalement pourtant, Douglas Sirk était un cinéaste urbain, intéressé par les conflits de l'ego et cela a pu faire croire qu'il excellait dans le mélodrame. C'est ce que pouvait laisser croire son triptyque, Tout ce que le ciel permet, Demain est un autre jour et Ecrit sur du vent, réalisés entre 1955 et 1956. On pouvait trouver de tels films pesamment démonstratifs, mais ils témoignaient tous de l'exigence du cinéaste de restituer la psychologie délétère d'une société déjà affectée par l'usure des sentiments et du corps. Douglas Sirk suivait d'une certaine manière les méandres du comportement humain. On ne peut pas le soupçonner de ne pas savoir de quoi et de qui il parle, car il décline des drames qui, pour être quelquefois intimes, n'en ont pas moins de résonance. Le cinéaste persiste et signe avec La ronde de l'aube, film de 1958 avec Dorothy Malone, Robert Stack et Rock Hudson, acteur fétiche Douglas Sirk depuis Taza, fils de Cochise. Le chef d'œuvre de Douglas Sirk reste tout de même Le temps d'aimer et le temps de mourir, également tourné en 1958, dans lequel se retrouvent les accents du Hemingway Pour qui sonne le glas. De 1934, date de ses débuts, à 1977 où il réalise son dernier film, Douglas Sirk aura été prolifique et son œuvre d'ensemble est celle d'un artisan qui a toujours eu la passion de son métier et cela se double d'un désir de connivence avec le public auquel il aura proposé une variété d'approches thématiques toujours appuyées sur un savoir-faire magistral dans tous les genres abordés, qu'il s'agisse de l'aventure intérieure ou du drame guerrier. Douglas Sirk s'est éteint en 1987, dans la ville suisse de Lugano, à l'âge de 90 ans. C'était l'un des ultimes vétérans de la grande histoire du cinéma.