Bab El Oued par une journée printanière. La vie grouille autour de l'obélisque des Trois-Horloges et son marché aux puces. A quatre jours de la marche cruciale du 12, la température est plutôt tiède, celle d'une «trêve» avec la police après les émeutes de début janvier qui ont violemment secoué Bab El Oued, comme en témoignent encore les édifices badigeonnés au feu et au fiel par la furie des jeunes. Hamza, 23 ans, était justement parmi eux. Casquette vissée à la tête et faux survêt' Lacoste, Hamza se présente d'emblée comme l'un des meneurs des dernières émeutes : «Il n'y a ni huile ni sucre dans l'histoire. On était sortis du stade et j'ai dit aux copains : au lieu de taper sur les CRS comme d'habitude, pourquoi ne pas s'en prendre au commissariat du 5e qui passe son temps à nous mater ? Et ils m'ont suivi, à mon grand étonnement. Après, ils m'ont arrêté et j'ai passé un mois en prison. J'ai même fait Serkadji. Ils m'ont sorti une liste comme ça de charges : attroupement non armé, outrage à policiers et j'en passe. Je suis passé devant le juge et tout, et ils m'ont heureusement relâché.» A propos de la marche du 12, il dira : «Oui, j'en ai entendu parler. En général, moi je suis dans tous les ‘mauvais coups'. De toute façon, je n'ai que ça à faire. Je suis au chômage et j'ai quitté prématurément l'école. Mais pas cette fois-ci. Ils m'ont dit si on t'attrape de nouveau, tu prendras 20 ans. Donc samedi prochain, moi je vais m'enrouler dans 4 couvertures et je ferai la sourde oreille. Maintenant, s'ils paient les manifestants, je marche !» Hamza lance ensuite d'un air taquin : «Dirouna massira taâ el visa !» (qu'ils organisent plutôt une marche pour le visa). Pour cet opticien, le premier souci est celui de la sécurité : «L'autre jour, on a vécu l'enfer ici à Bab El Oued. Nous avons dû vider toutes les étagères. Personnellement, je ne m'intéresse pas à la politique et je ne sais rien à propos de cette marche. Je n'attends rien du gouvernement. Tout ce que j'ai à dire c'est ‘haniouna bark !', qu'on nous laisse en paix ! Si jamais la marche a lieu, il y aura certainement des casseurs et des voyous qui vont tout gâcher et c'est bien dommage.» «Nous sommes loin des Egyptiens» Kader, 46 ans, a passé 30 ans à bourlinguer en Europe avant de se voir reconduit aux frontières en 2008. Depuis, il ronge son frein en attendant des lendemains meilleurs. «Moi j'ai fait toutes les marches des années 1990 : FFS, RCD et même le FIS. Tout cela m'a formé. Et je marcherai le 12, pour la levée effective de l'état d'urgence et pour que les choses changent», argue-t-il. Et de nous livrer ce témoignage saisissant : «Vous savez, les gens parlent du régime algérien sans le connaître. Ils disent ‘DRS' sans savoir réellement ce que c'est. Moi, j'ai été une victime directe de ce pouvoir. J'ai été arrêté par une armada d'hommes cagoulés qui avaient débarqué en meute dans le quartier. Ils m'ont collé une affaire ‘qadiya islamiya' (accointances avec les islamistes) alors que je n'ai jamais été militant FIS. J'étais juste connu pour être un peu politisé du fait que je participais à toutes les manifs. Ils m'ont emmené à la caserne du DRS à Ben Aknoun. J'y ai passé deux mois qui sont les pires moments que j'ai vécus de toute ma vie. J'ai subi des tortures atroces dont les séquelles me tourmentent à ce jour. Ils m'ont même fait subir la gégène. Voilà le vrai visage de ce pouvoir et voilà pourquoi je vais marcher le 12 !» Ce jeune en qamis, gérant d'une parfumerie, n'est guère chaud, quant à lui, pour participer à la marche : «Qu'est-ce que ça va changer ! Ce peuple n'est pas un peuple de marches, c'est un peuple de ‘houl'. C'est à l'image des gens des stades. Nous sommes très loin du niveau du peuple égyptien qui a une grande conscience politique. Et puis, il faut dire que la situation en Algérie n'est pas aussi déplorable que celle de l'Egypte. D'un autre côté, soyez certain que si le peuple sort dans la rue comme les Egyptiens, notre houkouma n'hésitera pas une seconde à arroser les foules de balles. Et ils le feront sans état d'âme, je vous le jure ! Vous avez vu le nombre de policiers qu'ils ont sortis l'autre jour, juste pour un petit parti... Ce régime ne changera pas par la politique. Il y a trop d'intérêts en jeu. Les généraux ne lâcheront jamais leurs privilèges.» Pour sa part, Rachida, 30 ans, diplômée en interprétariat, estime que les gens ne sont pas suffisamment informés sur la marche : «Il n'y a qu'à voir sur Internet. Les gens continuent à poser beaucoup de questions sur les organisateurs, sur le but de la marche, la date et l'heure. L'info passe très mal.» Et de charger la police en s'indignant sur l'interdiction des marches à Alger : «On a décidé de lever l'état d'urgence dans toutes les wilayas, sauf à Alger. Or, toutes les grandes manifestations se font dans les capitales.» «Je partage entièrement les revendications de la Coordination pour le changement. Je compte d'ailleurs participer à la marche. J'espère juste qu'il n'y aura pas de débordements. Et je tiens à dire que les débordements ont souvent pour cause des provocations de la police. Je pense que le dispositif policier est excessif pour une manifestation pacifique.» Le calme qui précède la tempête ? Un boulanger tenant un exemplaire d'Echourouk est surpris par nos questions : «Quelle marche ? Le samedi ? Je ne suis pas au courant.» Nous hasardons une question à propos des dernières mesures de Bouteflika. Pour lui, l'état d'urgence est une pure abstraction. «Je n'ai rien entendu de tel, je ne suis au courant de rien», insiste-t-il, avant de lancer : «Sincèrement, je n'aimerais pas que cette manifestation ait lieu. Natalbou el h'na, je préfère personnellement que le calme perdure», laissant entendre qu'il baissera son rideau au moindre grabuge. Lila, 27 ans, employée dans une agence de marketing, vit cela comme une affaire personnelle : «Fondamentalement, j'en ai marre qu'il n'y ait jamais de manif' chez nous, comme si tout allait bien. A la maison déjà, personne ne m'encourage à sortir manifester, tout le monde me freine. Mon frère me dissuade d'y aller en me disant tu ne peux pas te retrouver avec des gens que tu ne connais pas. Quand je rentre à 19h, c'est déjà un énorme progrès. Ma sœur me dit attention, il va y avoir plein de voyous. Je vais donc aller marcher en cachette !» Si les Algérois sont partagés entre «pro» et «anti» marche, Alger, elle, reste dans l'ensemble étrangement sereine. Sur le qui-vive. Devant la DGSN, pas d'affolement particulier. Dans le parking attenant au Bastion 23, qui était bardé de camions de police au lendemain des émeutes du 5 janvier, seuls des 4x4 bleus sont visibles. En revanche, plusieurs blindés et camions antiémeute sont mobilisés dans certaines artères de la capitale, comme c'est le cas devant le siège de l'UGTA ou encore aux abords de la cour d'Alger. Le général Hamel aurait donné instruction à ses hommes de se mettre d'ores et déjà en alerte maximum. Un hélicoptère bourdonne dans le ciel d'Alger tous les matins. Des signes qui ne trompent pas. Une inquiétude que vient corroborer le rejet catégorique de la demande d'autorisation formulée par la CNCD. Il n'aura également pas échappé aux observateurs que dans le pack des dernières mesures, Alger est exclue des marches et autres manifestations publiques. «Rien que pour cela, il faut marcher le 12», martèle un citoyen. Pour lui, comme pour beaucoup d'Algérois, c'est avant tout «une marche pour la dignité».