Ce poète antillais, ami de l'Algérie, laisse l'écho d'une voix juste et belle. Il est décédé la semaine dernière à Paris, à l'âge de 82 ans, et c'est tout un pan de l'histoire de la deuxième moitié du XXe siècle qui disparaît avec lui. Cependant, les écrits et réflexions de ce poète et philosophe demeurent, car il avait, lui, quelque chose à dire. La génération de ce millénaire s'en inspirera pour aller de l'avant dans le combat pour la liberté de pensée, si important en démocratie et en ce début 2011. Edouard Glissant est né en Martinique en 1928 où il a fait ses classes secondaires. Brillant élève du lycée Schoelcher, c'est en 1946 qu'il part à Paris poursuivre ses études à la Sorbonne jusqu'à l'obtention de son Doctorat en lettres. Le mouvement de la négritude, les écrits de Léopold Sédar Senghor, d'Aimé Césaire et de Frantz Fanon, l'ont formé et marqué. La lecture de grands auteurs comme Victor Hugo ou Jean-Paul Sartre dont il a lu L'existentialisme est un humanisme – une phrase qui le résumerait bien –, a aussi influencé l'homme dans l'art d'une écriture affinée et dans sa formation politique et philosophique. En 1953, c'est par la poésie qu'il entre dans le monde littéraire avec la publication de recueils de poèmes comme Un Champ d'îles, La Terre inquiète ou Les Indes. A l'âge de 30 ans, il obtient le Prix Renaudot avec un premier roman intitulé La Lézarde. Son huitème et dernier roman Ormerod date de 2003. C'est à Paris qu'il fréquente les poètes et romanciers des colonies et les intellectuels de gauche qui lisaient ou écrivaient la revue Présence africaine. Il publie sans discontinuer et milite avec conviction avec des prises de position courageuses. En 2010 encore, il s'est élevé contre le débat sur l'identité nationale en France qu'il qualifiait de néfaste, dangereux et excluant. Multiple, il fut poète, dramaturge, essayiste et philosophe, un homme toujours dans son temps. En politique, il s'est investi pleinement pour le combat des indépendances d'Afrique et des Antilles. Edouard Glissant avait formé en 1959, avec Paul Niger, le Front antillo-guyanais pour l'Autonomie, ce qui lui valut d'être assigné à résidence en métropole et d'être interdit de séjour en Martinique jusqu'en 1965 ! D'ailleurs, la question coloniale l'a toujours hanté et, dans le sillage de Frantz Fanon, il a toujours été en révolte. Sensibilisé par les actions et les écrits de ce dernier dont il avait lu les ouvrages sur le racisme et le colonialisme français en Algérie, Edouard Glissant s'est engagé dans le combat libérateur. Ainsi, la guerre d'indépendance en Algérie l'a poussé vers les nationalistes algériens dont il devint très proche et dont il a toujours défendu la cause. De ce point de vue, l'Algérie doit lui rendre un grand hommage. N'oublions pas qu'il a signé en 1960 le Manifeste des 121, ce texte qui dénonçait la répression et la torture et revendiquait le droit à l'insoumission des jeunes appelés français. Edouard Glissant a participé à plusieurs actions de soutien au FLN. Son combat a été aussi, pour beaucoup, celui de la défense de la mémoire et de la souffrance des esclaves. Le philosophe a écrit contre l'esclavage, il a lutté pour la reconnaissance de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, aux côtés de Christiane Taubira et de Françoise Vergès. Il a combattu toutes formes d'humiliation et de soumission. L'élection de Barack Obama a constitué pour lui un moment de bonheur. Il était convaincu que la bêtise humaine sera vaincue et que l'acceptation du métissage est porteuse d'ouverture et d'espérance. A ce propos, le concept de «créolisation» du monde a été sa clé pour la tolérance et la fulgurance de l'intelligence humaine. Il affirmait ainsi : «La créolisation est un métissage d'arts, de langages, qui produit l'inattendu. C'est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de cultures, la disharmonie, le désordre, l'interférence deviennent créateurs». Ces combats fondateurs ont forgé ses écrits dont les thèmes restent l'union, le respect, l'égalité. Jusqu'à son dernier souffle, il a milité pour un «Tout-Monde», contre la globalisation réductrice et dangereusement basée sur l'exclusion des plus faibles. Son «Tout-Monde» est fait de partage, de mélange de cultures, d'hybridations et d'entremêlements. Pour lui, la notion de «tissage» était primordiale, car les cultures sont ouvertes dans leurs rapports avec les autres cultures, donnée fondamentale d'espoir qu'il inscrivit dans ses écrits. La vie est dans la diversité, car ce qui est primordial c'est «la rencontre, l'interférence, le choc, les harmonies et les disharmonies entre les cultures dans la totalité réalisée du Tout-Monde». Avec Aimé Césaire et Frantz Fanon, Edouard Glissant appartient à ces génies des Antilles qui ont lutté pour leur identité et qui ont toujours été proches de l'Algérie. Ce dont on doit se souvenir, c'est qu'il a toujours été un éveilleur de conscience, alerte, vif et raisonnable. Il mettait en garde la nouvelle génération contre les méfaits dévastateurs de l'acculturation. Pour cela, il a fondé en 2007 l'Institut du Tout-Monde, un site d'études et de recherches dédié à la mémoire des peuples et des lieux du monde. Edouard Glissant, esprit poète, avait l'amour des mots comme le prouve l'extrait d'un poème de 1994 Un champ d'îles : «Toute parole est une terre/ Il est bon de fouiller son sous-sol/ Où un espace meuble est gardé/ Brûlant, pour ce que l'arbre dit». La métaphore est toujours éloquente dans ses textes doublés d'un grand sens de la justice et d'un esprit critique exigeant et volontaire. Il faudra lire et relire son héritage littéraire et intellectuel.