- La Banque d'Algérie prévoit de mettre en circulation un billet de 2000 DA au motif de «rafraîchir la monnaie fiduciaire» et d'assurer «une disponibilité accrue». Pensez-vous que ce choix est susceptible d'enrayer le manque de liquidités dans les bureaux de poste ? Je ne vois franchement pas de lien direct entre la mise en circulation d'un nouveau billet de banque et le fait de vouloir pallier le manque de liquidités dans les bureaux de poste. L'explication de cette «trouvaille» du gouvernement réside dans le développement accéléré du phénomène d'inflation, lui-même résultat de décennies de contradictions dans la conduite de la politique économique du pays. A ce rythme, le gouvernement serait contraint, dans les années à venir, d'imprimer des billets de 5000 DA et, pourquoi pas, la ridicule idée de 10 000 DA à laquelle les mêmes «responsables» avaient songé dans les années 1990. Le manque de liquidités dans les bureaux de poste est le résultat automatique de «l'informalisation» à grande échelle de la sphère marchande algérienne. Au lieu d'engager les réformes économiques structurelles visant la destruction des mécanismes rentiers du système pour donner naissance aux dynamiques d'accumulation, les «technocrates» d'Alger ont, encore une fois, recours aux politiques de replâtrage dont les conséquences se font chaque jour sentir par des pans entiers de la société. C'est ce manque de courage politique d'engager une radicale et franche transition économique qui explique les bricolages et autres contradictions qui caractérisent les mesures économiques des autorités algériennes depuis des décennies. - Récemment, le ministre de la Poste et des Technologies de l'information et de la communication, Moussa Benhamadi, soutenait que le manque de liquidités dans les bureaux de poste était dû à l'augmentation des salaires. Etes-vous de cet avis ? Encore une fois, on tombe dans les explications simples pour ne pas dire simplistes. Rappelons qu'il y a quelques mois, un «haut responsable» expliquait le manque de liquidités dans les bureaux de poste par le refus des Algériens d'utiliser, dans leurs transactions, les chèques et la carte bancaire ! Ce genre d'explications est révélateur de la coupure profonde entre le régime politique en place et la société. Cette impression qu'ont les Algériens que ceux qui les gouvernent vivent sur une autre planète n'est pas du tout infondée. Il est vrai que près de 50 ans d'enfermement et d'autoritarisme ne peuvent conduire que vers la rupture – dans tous les sens du terme – entre gouverneurs et gouvernés. Il est aussi vrai que la plupart des «décideurs» algériens ne vivent pas, moralement et souvent même physiquement, en Algérie. Seul le changement radical du système par l'instauration d'un Etat de droit qui peut mettre fin à ce décalage entre la société et ceux qui gouvernent. - Pour répondre à la contestation sociale, le gouvernement lâche du lest en décidant des augmentations salariales pour certaines corporations. L'Algérie ne risque-t-elle pas une poussée inflationniste ? Parfaite question. Dans une ultime tentative de manœuvrer pour se maintenir au pouvoir, le régime en place tente d'acheter la paix sociale par la corruption des consciences. Afin d'éviter que ce vent de changement qui souffle sur les pays du Maghreb et du Machrek n'atteigne l'Algérie, on recourt, comme d'habitude, à la dépense publique. Les dernières «augmentations» de salaires et les différentes mesures pour faciliter, dit-on, l'insertion des jeunes s'inscrivent dans cette perspective. Or, la profusion des signes monétaires sans contrepartie réelle en biens et services produit l'inflation. Cette dernière, au-delà de ses effets immédiats sur le pouvoir d'achat, fausse les rapports de production et d'échange en empêchant la dialectique prix/salaire de déterminer le niveau de rentabilité des capitaux et le degré de productivité de la force de travail dans les conditions de la concurrence internationale. C'est pourquoi on assigne généralement aux politiques économiques, à travers les politiques monétaires et budgétaires, l'objectif primordial de lutter contre l'inflation. Le débat au niveau de la théorie économique, depuis la grande crise de 1929 à ce jour, est dominé par la question de l'inflation et les moyens adéquats pour l'endiguer. Tandis que les faits et les théories économiques convergent pour faire de la lutte contre l'inflation un objectif prioritaire des Etats, l'Etat algérien, de par ses conceptions et pratiques économiques, est source d'inflation. Il injecte des sommes colossales à fonds perdus pour éponger le déficit des entreprises publiques, éviter la contestation sociale etc., afin d'éviter que les problèmes économiques n'aient les prolongements politiques qui poseraient la question de la légitimité du pouvoir, de la nature de l'Etat et de la place de la société civile.Mais quand l'inflation est structurelle, elle segmente le marché, érode le pouvoir d'achat des revenus fixes et provoque des transferts colossaux de valeurs des détenteurs de revenus fixes vers les couches sociales à revenus variables (commerçants, entrepreneurs…). Ces phénomènes sont particulièrement manifestes en Algérie, notamment ces dernières années. Tant que le régime politique utilise les ressources économiques (la rente pétrolière) pour se maintenir au pouvoir, cette situation va persister en s'aggravant. Seule une double transition politique et économique radicale pourrait sauver l'avenir du pays. Ce débat, longtemps évacué, est plus que jamais nécessaire aujourd'hui, d'autant plus que la situation interne et externe est favorable. Au plan interne, les ressources monétaires dont dispose le pays faciliteront la prise en charge du coût social des changements systémiques que nécessite la transition économique. Au plan externe, la formidable dynamique libérée par les changements chez nos voisins immédiats et dans la politique étrangère des USA et des pays occidentaux est un atout indéniable entre les mains des partisans de la réforme. Est-ce que les décideurs algériens vont se rendre à l'évidence et engager le pays dans le sens de l'histoire ? Ou, encore une fois, choisiront-ils le statu quo meurtrier ? Seul l'avenir nous le dira.