Un ouvrage à contre-pied des théories catastrophistes des néoconservateurs. L'ouvrage, Le Rendez-vous des civilisations de Youssef Courbage et Emmanuel Todd se veut une réponse à des thèses telles que celles contenues dans des livres comme celui du Choc des civilisations, du néoconservateur Samuel Huntington, issu du courant politique connu comme le plus servile du complexe militaro-industriel états-unien. Il est intéressant d'y revenir au moment où, en France, on veut focaliser le débat sur l'Islam.Les coauteurs réfutent la conception essentialiste de l'Islam ; une conception qui constitue souvent l'antichambre de la musulmanophobie. Selon cette thèse, les musulmans sont réfractaires à la modernité, du fait de leur croyance en l'Islam, lequel serait la cause de tous leurs maux et constituerait, de surcroît, une menace pour l'Occident. Les deux auteurs s'appliquent méthodiquement à mettre en pièces cette contre-vérité dans le domaine de la démographie. Selon eux, l'Islam n'est pas plus nataliste ou populationniste que le judaïsme, le christianisme, le bouddhisme, l'hindouisme, ou l'animisme. Et pour cause ! L'Europe judéo-chrétienne a connu, elle aussi, une forte croissance de sa population, jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, avant d'entamer la transition vers la modernité démographique. Cette dernière se définit par des taux très bas de natalité et de mortalité. Elle a également pour corollaire un taux de fécondité universel de 2,10 enfants par femme, permettant le renouvellement normal d'une génération. Les auteurs avancent pour preuve, par exemple, l'entrée entre 1985 et 1990 des deux tiers des pays arabes dans cette transition. Il s'agit de l'Algérie, de la Libye, de la Mauritanie, de l'Irak, de la Syrie, du Soudan, de la Jordanie et de l'ensemble des monarchies du Golfe. Cela est illustré par la chute de leurs taux moyens de fécondité, en l'espace d'une génération seulement, passant de 7,5 enfants par femme en 1975, à 3,6 enfants en 2005. Même les autres pays musulmans ont connu ce phénomène, leurs taux moyens passant de 6,8 enfants à 3,7. Avec 2,34 enfants en moyenne, les pays du Maghreb se situent en tête de classement en matière de baisse de fécondité. Ils sont suivis de près par les pays musulmans de l'ex-URSS, avec une moyenne de 2,54 enfants par femme. Cependant, les taux de fécondité dans la quasi-totalité des pays musulmans, du Proche, Moyen et Extrême Orients, n'ont pas encore franchi le plancher de 3 enfants. Les mauvais élèves sont (temporairement) le Yémen et les pays musulmans d'Afrique subsaharienne, encore à la phase initiale de cette transition, avec une moyenne élevée de 5,9 enfants par femme. Un taux au demeurant pas si éloigné de celui des pays chrétiens de cette région du monde. Comme toute moyenne, ces taux cachent des disparités, parfois considérables entre pays. C'est ainsi que cette fécondité n'est plus en Bosnie que de 1,2 enfant, au Liban de 1,69 enfant, en Azerbaïdjan de 1,70 enfant et au Kazakhstan de 1,89 enfant. Soit des taux inférieurs à celui de la France, qui tourne autour de 2,1 enfants ! Les femmes musulmanes d'autres pays ont une fécondité semblable ou proche de celle des Françaises, à l'instar des Iraniennes qui mettent désormais au monde, en moyenne, 2 enfants ; des Tunisiennes, 2,02 ; des Albanaises, 2,15 ; des Turques, 2 ; des Marocaines, 2,43 ; des Algériennes, 2,57 et des Libyennes, 2,85 enfants. Cette baisse sensible de fécondité n'est d'ailleurs pas propre aux sociétés musulmanes, tant elle est devenue un fait mondial. Le moteur en est le contrôle moderne des naissances. Si les prophètes de malheur considèrent les cultures comme des faits irréconciliables, et cause de conflits passés, présents et futurs, nos deux spécialistes estiment au contraire que l'avenir tend, inéluctablement, à un rapprochement des cultures humaines. L'ouvrage ne comporte pas moins quelques idées fort discutables. Nous en citerons deux principales. C'est ainsi que les intéressés confondent modernisation et modernité, deux concepts qui se réfèrent pourtant à des réalités différentes. La modernisation est relative à un processus anhistorique (par exemple le passage du véhicule à essence au véhicule électrique) alors que la modernité désigne un état de civilisation, apparu à un stade donné de l'histoire de l'humanité, à savoir à partir de la Renaissance au XVe siècle, en Europe. La modernité politique, par exemple, se caractérise fondamentalement par la substitution du pouvoir de droit humain au pouvoir de droit divin. De même, selon les deux auteurs, c'est la transition vers la modernité démographique, qui serait la cause, entre autres, des révolutions anglaise de 1640, française de 1789, bolchévique de 1917 en Russie tsariste, chinoise de 1949 sous la direction de Mao Tsé Toung, du renversement du Chah d'Iran en 1979, de la guerre civile au Liban de 1975 à 1990, du terrorisme islamiste, en Algérie, dans les années 1990 et 2000, etc. Cette transition entraînerait une révolution des mentalités, qui déstabiliserait individus et sociétés, et qui aboutirait à ces ruptures historiques.
«Le Rendez-vous des civilisations», Youssef Courbage et Emmanuel Todd. Ed. du Seuil, 2007, Paris. (Youssef Courbage est démographe et Emmanuel Todd, historien et anthropologue).