Dans un des livres les plus remarqués du moment, Le rendez-vous des civilisations, le démographe libanais Youssef Courbage et l'historien Emmanuel Todd avancent une réflexion inédite sur l'évolution des sociétés arabes. Votre dernier livre Le rendez-vous des civilisations est présenté comme l'opposé du Choc des civilisations de Samuel Huntington. L'Islam contre l'Occident est-il un paradigme dépassé ? Je pense que si le titre du livre a été choisi en contre-référence au livre de Samuel Huntington, sa méthodologie est très différente. Nous nous sommes appuyés sur des données démographiques objectives de cinquante pays dits musulmans. Nous avons mis l'accent sur deux paramètres essentiels quantifiables : l'éducation et la fécondité. Il est vrai que dans une première phase, la hausse du niveau d'instruction des hommes puis des femmes, qui entraîne dans son sillage la baisse de la fécondité, suscite des perturbations de nature idéologique et politique. Ceci n'est pas original et n'est pas spécifique au monde arabe et musulman. L'histoire fourmille d'exemples sur ces séquences depuis la révolution anglaise au XVIe siècle, puis la révolution française de 1789, les révolutions russes de 1905 et 1907 ou la révolution chinoise de 1949. En quoi la démographie est-elle un paramètre plus important qu'un autre — économique, par exemple — pour évaluer le développement d'un pays ? Il est évident que la taille d'une population et la rapidité avec laquelle celle-ci s'accroît affectent la croissance économique. Plus la population est importante, plus le pays peut développer son industrie, car le marché intérieur le permet. Mais si la fécondité est trop forte, la croissance démographique peut l'emporter sur la croissance économique. Mais dans notre livre ce n'est pas tout à fait comme cela que nous présentons la démographie : pour nous, la démographie est souvent une illustration de la mentalité d'une société, les indices démographiques permettent d'en faire une sorte de psychanalyse. Une fécondité élevée traduit une préférence à se centrer sur la cellule familiale, la tribu, un refus de s'extérioriser. Les enfants sécurisent, donnent un sentiment de force. Les pays où au contraire la fécondité est maîtrisée impliquent que l'individu a plus d'autonomie, que la population est prête à s'extérioriser, à affronter l'extérieur avec moins d'appréhension. Mais n'est-il pas réducteur d'évaluer le développement d'un pays en fonction de sa seule démographie ? Que faites-vous de la variable religieuse, par exemple ? Expliquer « la civilisation » ou encore l'évolution culturelle, politique, sociale… d'un pays, uniquement par l'Islam, va dans le sens de la théorie de Samuel Huntington. Homme ou femme, citadin ou rural, buveur de thé ou de café : il y a mille et une façons de caractériser un individu, et croire que l'évolution des sociétés ne passe que par le caractère religieux est une vue de l'esprit réductrice. Par exemple, si l'Islam expliquait tout et notamment un paramètre aussi fort de la structure d'une société que sa démographie, on aurait pu s'attendre à ce que la fécondité au Yémen soit la même que celle des musulmans de Bosnie, or les Yéménites font 5 fois plus d'enfants que les Bosniaques ! La Bosniaque musulmane se contente de 1,2 enfant, autant qu'une Allemande protestante ou qu'une Italienne catholique, alors qu'une Yéménite en fait six ! Et la variable économique ? Nous l'avons abordée pour expliquer la très forte baisse de la fécondité entre 1985 et 1989 dans la plupart des pays arabes par la baisse de la rente pétrolière et gazière en Algérie. Le choc pétrolier de 1986 a entraîné une adaptation aux conditions de vie qui s'étaient dégradées. L'Arabe n'est, par essence, pas différent de l'Occidental. Il raisonne et il s'adapte. Il s'instruit, fait moins d'enfants, s'aperçoit qu'il vit mieux et veut adapter sa descendance. Et la religion n'y est pour rien… Pourtant, à constater l'essor des chaînes arabes satellitaires religieuses, ou en Algérie, des signes tels que la progression du voile islamique, la fréquentation croissante des mosquées ou la généralisation du jeûne, on peut douter que la démographie des pays arabes montre une laïcisation de la société… Ces résurgences sont réelles, mais il serait trompeur de se fonder sur ces seuls signes. En Algérie, il y a aussi des forces politiques qui se combattent, et une opinion laïque qui tend à se répandre. Surtout, chez le même individu, cohabitent un espace religieux et un espace laïc, et ce dernier tend à prendre le dessus sur le premier. Les Etats arabes eux-mêmes ont recours à un mode de fonctionnement de type laïque. Même si les apparences disent le contraire, les sociétés et les Etats se laïcisent dans les faits. Une femme découverte ou voilée à Alger a les mêmes contraintes qu'une Parisienne dans sa vie quotidienne : se lever pour aller travailler, déposer ses enfants à l'école, passer du temps dans les transports… L'espace de la vie quotidienne est sous l'emprise des contraintes matérielles. Vous ne parlez pas des contraintes de la « real politik » des Etats-Unis, qui entretiennent la théorie du choc des civilisations pour justifier leur « croisade » contre le terrorisme. Est-ce que ce n'est pas un obstacle de taille à la révolution culturelle et mentale que vous prévoyez ? Depuis la chute du mur de Berlin et la disparition de l'« axe du mal » communiste, le monde dit occidental, mais les Etats-Unis infiniment plus que l'Europe, s'est forgé un autre repoussoir et il l'a trouvé dans l'Islam. Le conflit des civilisations est un mode de raisonnement et de fonctionnement qui arrange bien les « occidentalistes » et les intégristes islamistes, qui se découvrent ainsi dans l'agressivité et l'affrontement réciproques une « essence » particulière. La révolution démographique que connaît le monde musulman est, selon vous, la même que celle qu'ont connue les pays aujourd'hui les plus développés. Toutes les sociétés suivent donc le même schéma de développement... Le monde arabe connaît la même évolution éducative et une transition démographique qui marque un certain temps de retard par rapport à l'Europe mais qui se déroule aussi en accéléré. Les évolutions des pays européens se sont étalées sur plusieurs décennies, voire sur un siècle. Elles se télescopent aujourd'hui dans les pays arabes. Par conséquent, les ruptures idéologiques et politiques peuvent y être aussi plus fortes.