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La bureaucratie : Anatomie d'un processus sans fin
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«Bureaucracy is the art of making the possible impossible», Javier Pascual Salcedo ; «Bureaucratie is a giant mechanism operated by pigmies», Honoré de Balzac, The Human Comedy.
Introduction
Ce n'est pas une exagération de dire que la bureaucratie est le mal de tous les maux qui gangrènent l'économie aussi bien que la société, une sorte d'hydre de Lerne des temps modernes. Ce phénomène sournois mais réel a un impact sur tous les secteurs de l'économie et de la société. Il empêche l'économie de progresser en mettant les bâtons dans les roues des individus et des entrepreneurs, et il crée un sentiment d'injustice et de découragement chez les individus qui se sentent alors incapables de réaliser leurs projets personnels et professionnels. Pour traverser le labyrinthe bureaucratique, les individus et les organisations sont obligés soit de recourir à des moyens illégaux et immoraux, dont le plus connu porte le nom de corruption, soit de renoncer à leurs projets. Comment se manifeste le phénomène bureaucratique ? Comment peut-on lutter contre lui ? Ce sont là les deux questions auxquelles nous tentons de donner quelques éléments de réponse dans le présent article.
Manifestation de la bureaucratie : Quelques exemples
Pour illustrer le caractère sournois et rampant de la bureaucratie, nous prendrons deux exemples vécus : celui du renouvellement du passeport et celui de l'ouverture d'un registre du commerce. Il faut rappeler, notamment aux administrations chargées de délivrer les passeports, que l'obtention d'un passeport est un des droits fondamentaux de l'individu reconnu par la Constitution : le droit d'un citoyen de se déplacer librement en dehors des frontières nationales dès qu'il remplit les conditions exigées par le pays d'accueil. Cela signifie qu'un pays a l'obligation de délivrer à tout citoyen qui le demande ce document qui lui permet de voyager quand et où il désire.
Le second exemple que nous voulons citer comme problème bureaucratique est l'obtention d'un registre du commerce, document permettant à un citoyen d'avoir l'autorisation d'exercer une activité commerciale ou professionnelle de son choix. C'est aussi un droit fondamental reconnu par presque toutes les Constitutions : le droit d'exercer une activité reconnue légale. Si ces deux droits – le droit à un passeport et le droit d'exercer une activité légale – sont reconnus par la loi fondamentale, il n'en est pas de même dans la réalité où les individus se voient ballottés d'une administration à une autre lorsqu'ils demandent un passeport ou un registre du commerce.
Commençons par le renouvellement d'un passeport. Lorsqu'un citoyen veut, par exemple, renouveler un passeport – je dis bien «renouveler», ce qui veut dire qu'un passeport a déjà été délivré au citoyen, et que par conséquent, un «dossier» a déjà été fourni – il doit s'adresser à la daïra de sa résidence qui lui demande de fournir un dossier composé des pièces suivantes : 1- Un extrait d'acte de naissance «spécial» dit «12-S» de l'intéressé ; 2- un certificat de nationalité algérienne ; 3- un certificat de résidence de moins de trois mois ; 4- une fiche familiale pour les mariés ; 5- une attestation de travail ou un certificat de scolarité pour les étudiants ; 6- quatre photos d'identité en couleurs numériques, récentes et identiques ; 7- une quittance fiscale ou un timbre fiscal de deux mille dinars – je dis bien 2000 DA – ; 8- une copie de la carte de groupement sanguin ; 9- l'ancien passeport. Si les documents 4 à 9 sont plus ou moins faciles à obtenir, il n'en est pas de même pour les trois premiers documents. D'abord, l'extrait de naissance 12-S. Première question : que signifie le «S» à côté du 12 ? Chacun a deviné que cela veut dire «Spécial».
La deuxième question est : en quoi l'extrait de naissance 12-S est-il si «spécial» ? Si on compare le 12 normal et le 12-S, on peut voir qu'il n'y a rien de «spécial» et que ce sont exactement les mêmes informations qui sont indiquées sur les deux documents. La seule différence est le format et la couleur et bien entendu l'empreinte digitale que l'on demande au citoyen d'apposer sur un registre qui sert à je ne sais quoi. Il faut donc demander le 12-S. Et pour demander le 12-S, la daïra vous donne un numéro de téléphone que vous devez appeler et qui sert à vous donner un rendez-vous pour demander ce document. Il faut aussi votre livret de famille et votre passeport. La daïra vous donne rendez-vous pour demander le 12-S encore une fois uniquement pour obtenir le 12-S. Ensuite, il faut le certificat de nationalité.
Pour l'avoir, la justice vous demande : l'extrait de naissance de l'intéressé, l'extrait de naissance du père et l'extrait de naissance du grand-père. Alors que l'intéressé a déjà une carte «d'identité» valide, qui, par définition, est la preuve de sa nationalité. Et pour obtenir le certificat de nationalité, une fois ces trois papiers fournis, vous devez attendre entre 15 jours et 1 mois. Enfin, il y a le troisième document : le certificat de résidence, qui doit dater de moins de trois mois. Le problème est que si vous devez attendre votre rendez-vous pour le 12-S, qui a souvent lieu dans 4 à 6 mois, et que vous obtenez votre certificat de résidence au début avril, et que vous déposez votre dossier complet de passeport en juillet ou en août – en fonction de la date où vous obtenez votre 12-S, certains documents, comme le certificat de résidence, deviennent déjà périmés et il faut donc les renouveler et l'intéressé est renvoyé à la case départ.
Le deuxième exemple est celui du registre du commerce. Pour l'obtenir, il faut : 1- Un certificat de résidence de moins de trois mois «légalisé» ; 2- une copie de l'acte de propriété ou du bail de location du local, également «légalisée» ; 3- un extrait de rôle de moins de trois mois ; . 4- le paiement des frais du registre du commerce qui sont d'un montant minimum de 8000 DA et qui varient selon l'activité que vous demandez; 5- un certificat d'inscription à la Casnos (qui vous demande de payer en moyenne 30 000 DA/l'an). Une fois tout le dossier déposé, il faut attendre environ une semaine pour obtenir le registre du commerce. Il faut ajouter qu'au moment où vous décidez de cesser votre activité, il vous faut aussi un dossier équivalent pour pouvoir obtenir le document intitulé «radiation» dont il vous faut aussi payer les frais (minimum 1200 DA) qui sont variables selon l'activité.
La première question que l'on doit se poser est : pourquoi les papiers constituant le dossier du registre du commerce doivent-ils être «légalisés» (puisqu'ils sont établis par des autorités «légales» : APC, daïra, wilaya, fisc, etc.) ? La réponse est qu'en Algérie les administrations partent du principe que le citoyen est «coupable jusqu'à preuve du contraire» (chaque fois qu'il demande un document et qu'il doit en fournir d'autres, il est «supposé» être un falsificateur et un tricheur, en substance. Alors que dans d'autres systèmes, vous êtes «innocent jusqu'à preuve du contraire».
L'autre question que l'on doit se poser légitimement est : pourquoi payer autant pour exercer ou cesser une activité ? La seule réponse à cette question est que de tels paiements ne constituent, ni plus ni moins, que des barrières à l'accès aux activités commerciales et professionnelles. Et lorsque vous entendez les discours des responsables politiques à tous les étages de la hiérarchie et dans tous les secteurs de l'économie (ministères de l'Intérieur, du Commerce, de la Justice, etc.), tous vous répondent qu'ils font tout pour faciliter la vie au citoyen.Il faut rappeler à ceux qui semblent l'ignorer que nous avons hérité de la bureaucratie de l'administration coloniale française. Bien sûr, me dira-t-on, en Algérie, nous l'avons «développée», c'est-à-dire rendue encore plus complexe. Je vous dois une anecdote : j'étais au Ghana de 2000 à 2003, comme professeur dans plusieurs universités ghanéennes. J'avais perdu mon frère et ma sœur en même temps en Algérie en 2003. Il me fallait donc venir pour assister aux funérailles.
Pour cela, il me fallait un visa de l'ambassade de France au Ghana, car pour venir en Algérie, vous êtes obligé de passer par une capitale d'un des pays de Schengen. Pour obtenir le visa, il fallait un dossier. Et parmi ces papiers, j'avais fourni deux certificats de décès (celui de ma sœur et de mon frère). Pour chaque document, l'ambassade de France au Ghana demande non seulement l'original, mais une photocopie de chaque document fourni. Comme si l'ambassade n'avait pas de photocopieuse. Si l'ambassade de France était aussi efficiente que les autres ambassades (Angleterre, Allemagne, USA, etc.), elle vous inclurait les frais de photocopies dans les frais de visa, mais ne vous enverrait pas faire des photocopies de chaque document. Bref, une fois le dossier fourni, l'ambassade avait mis un mois pour me donner le visa, comme si j'avais demandé un visa de touriste.
Alors que les Français connaissent «mieux que nous», et je n'exagère pas en disant cela – parce qu'ils nous ont colonisés pendant plus d'un siècle – que les funérailles en Algérie doivent avoir lieu dans les trois jours qui suivent le décès. Le résultat est que, à cause de la bureaucratie, je n'avais pas pu assister à temps aux funérailles. Il faut dire que les exemples ci-dessus ne sont donnés qu'à titre illustratif et que des milliers d'actes administratifs sont soumis au même labyrinthe bureaucratique.
La solution ? Une agence nationale de réduction de la bureaucratie (ANRB)
Il faut tout de suite dire que pour éradiquer ce fléau ou ce cancer qui ronge l'économie et la société, il faut des décennies. Seulement, il faut commencer aujourd'hui ce processus d'éradication. Il faut aussi dire que l'éradication complète de ce phénomène n'est pas imaginable et que la «bureaucratie-zéro» n'existe pas, même dans les pays les plus développés administrativement. Parmi les mesures que l'on peut adopter pour entamer ce processus, sinon d'éradication du moins de réduction, on peut citer : 1- La création d'une Agence nationale de réduction de la bureaucratie (ANRB).
2- L'élaboration d'un Indicateur du niveau bureaucratique (INB).
S'agissant de la première solution, il est question de créer l'ANRB et de la positionner au niveau du chef du gouvernement, car elle concerne l'ensemble des ministères et des administrations étatiques à tous les échelons de la hiérarchie.
Cette agence ne doit pas être une agence seulement «nationale». Certes, il faut suivre l'évolution de la bureaucratie au niveau national et harmoniser les procédures et les processus, mais il faut que des agences locales de réduction de la bureaucratie (ALRB) soient aussi créées au niveau des communes pour qu'elles soient proches et à l'écoute du citoyen. Les missions principales de l'ANRB et des ALRB sont les suivantes : 1- Evaluer le niveau de la bureaucratie dans le pays dans son ensemble et dans les différentes communes ; 2- réduire le volume des documents demandés par les administrations de toutes formes et de tous secteurs aux citoyens pour obtenir leurs documents d'identification et de voyage et pour réaliser leurs projets professionnels.
La première étape consiste, pour cette agence, à faire un diagnostic de la situation bureaucratique dans l'ensemble des communes du pays. Elle doit, pour cela, recenser tous les papiers exigés par les administrations communales, de daïra, de wilaya et nationales pour leur délivrer les documents d'identité et les autorisations d'exercer une activité professionnelle. Elle doit le faire en commençant par les APC et en remontant dans la hiérarchie. La seconde étape est l'élaboration d'un indicateur du niveau bureaucratique (INB) qui serait le baromètre de la situation bureaucratique dans le pays. Le diagnostic doit être fait périodiquement (par exemple chaque année) et permettre une comparaison géographique des niveaux de bureaucratie atteints par les différentes localités du pays. L'indicateur INB pourrait alors servir à indiquer l'évolution et la tendance de la bureaucratie dans le pays. Dans le cas d'une tendance à l'augmentation bureaucratique – ce qui a été le cas pendant les 4 décennies précédentes jusqu'à ce jour – l'Agence pourrait prendre les mesures nécessaires pour réduire cette tendance. La réduction du niveau bureaucratique devrait concerner deux choses : le nombre de papiers demandés aux citoyens par les différentes administrations et la réduction du format (nombre de pages, dimension, degré de complexité linguistique, etc.).
L'Agence doit aussi établir des quotas ou des standards de niveau bureaucratique à atteindre par les différentes administrations à tous les niveaux. Elle doit fixer des objectifs et des limites à ne pas dépasser en termes de nombre de papiers et de format.
Exemple : réduire le nombre de papiers nécessaires pour l'obtention du passeport du nombre actuel de 9 à 3 d'ici 2014, et le nombre de papiers nécessaires pour l'obtention du registre du commerce du nombre actuel de 5 à 2 d'ici 2013. Un tel taux de réduction peut paraître utopique, mais il est possible – et beaucoup de pays l'ont fait : les USA, les pays nordiques, etc. – à condition que la volonté politique soit là, c'est-à-dire que l'on reconnaisse que la bureaucratie est un cancer dont il faut réduire les métastases et que le peuple puisse s'exprimer lorsque le niveau bureaucratique est intenable. Pour que l'ANRB soit un instrument efficace et efficient de lutte contre la bureaucratie, il faut qu'elle soit tenue d'élaborer un Rapport sur l'état de la bureaucratie (REB) tous les ans et que les recommandations de ce rapport puissent être suivies d'exécution par les administrations reconnues excessivement bureaucratiques. Pour mener ces missions à bonne fin, l'agence doit avoir en son sein une équipe composée à la fois de spécialistes (juristes de droit administratif et constitutionnel, sociologues, économistes, politicologues), de représentations des différentes administrations et des représentants de la société civile.
Conclusion
Comme il a été déjà indiqué, les exemples ci-dessus évoqués ne sont qu'une goutte dans l'océan bureaucratique existant dans le pays. Ces exemples montrent que le phénomène n'a fait qu'augmenter au cours des dernières décennies après l'indépendance, et en dépit des progrès technologiques faits dans le domaine de la communication (ordinateurs, Internet, etc.), non seulement la bureaucratie n'a pas diminué, mais elle a fortement «progressé». En effet, à l'heure des ordinateurs et d'Internet, les documents d'état civil (extraits de naissance, certificats de résidence, etc.) sont toujours établis manuellement, avec tous les risques d'erreurs sur les éléments d'identification de la personne.
L'ANRB est donc un instrument qui pourrait, dans le moyen terme, réduire considérablement le poids de la bureaucratie et son impact sur l'économie et la société. Cependant, si la création d'une telle institution est une condition nécessaire, elle n'est pas suffisante. L'autre condition qui doit être remplie est que le peuple puisse constamment alerter l'Agence lorsque les administrations n'appliquent pas les standards bureaucratiques et les recommandations de l'Agence comme indiqué dans le Rapport annuel. C'est pourquoi nous avons indiqué que des représentants de la population doivent être partie intégrante de l'ANRB.


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