Le nombre de quotidiens déclarés d'édition nationale publiés en Algérie au printemps 2011 est de 94 ; dans ce lot, 88 sont de droit privé. C'est un cas de figure sinon singulier dans le monde, du moins non productif de réelle liberté de la presse, pour au moins deux raisons. La pléthore du nombre n'est aucunement en corrélation avec les indicateurs de qualité éditoriale, de tonalité critique, ni de capacité de rendre l'actualité diversifiée du pays ; de plus, la presse régionale et locale est quasi inexistante. Nous situerons ici d'abord des indicateurs exprimant les modalités de la création de la presse privée et les pourtours de son état des lieux. A la suite, nous examinerons des caractéristiques de son mode de production. Née au début de la décennie 90, dans un pays — cas rarissime dans le monde, où perdure le monopole de l'Etat sur l'audiovisuel — elle présente actuellement des signes d'une presse acquise au pouvoir d'Etat, adossé aux nouvelles oligarchies issues de la rente des hydrocarbures et des situations de force consolidées depuis le début du combat contre le terrorisme. Une offre pléthorique de titres à prétention de «quotidiens nationaux d'information» En revisitant les conditions historiques de l'ouverture du secteur de la presse à l'investissement privé, notons le jalon législatif essentiel de son assise. Cette source réside dans la loi du 3 avril 1990 sur l'information. L'assise économique - talon d'Achille, en a été le décret exécutif du N° 90-325 du 20/10/1990 fixant les modalités de répartition des subventions d'Etat aux nouvelles entreprises médiatiques. Se sont ajoutées aux enveloppes octroyées d'autres aides (dont des locaux – dans une caserne désaffectée). Les subventions allouées aux nouveaux titres l'ont été en fonction du nombre de journalistes qui ont quitté le secteur public de presse pour les fonder. Le volume en a été au prorata du nombre de journalistes et des années d'ancienneté dans la presse gouvernementale. Dans le cas d'El Watan, par exemple, ses 20 journalistes fondateurs ont perçu, via la nouvelle entreprise, deux années d'indemnités de licenciement. La somme globale dégagée a été de 6 287 947,60 DA. Au chapitre des comparaisons des moyens financiers octroyés aux publications, des indicateurs sont frappants de sens. Ainsi, le quotidien El Moudjahid, porte-voix gouvernemental, a bénéficié, lui, de 22 753 014,87 DA. En fait, 3 fois plus qu'El Watan, et 4 fois plus qu'El Khabar, les deux entreprises médiatiques privées les plus prospères dans le pays en 2011. Dans son édition du 15 septembre 1991, El Watan a évalué sa subvention à la facture de deux mois d'impression du journal. Sur le plan des performances de management des entreprises de presse, les quotidiens El Khabar et El Watan se libèrent de la lourde dépendance vis-à-vis des imprimeries de l'Etat, à la suite du Quotidien d'Oran. Au début de la décennie 2000, elles acquièrent, en Allemagne, des rotatives, installées successivement à Alger, Constantine et Oran. La donne politique a changé ; mais il y a lieu aussi de noter que les tracas posés aux journaux pour prendre livraison du matériel au port d'Alger ont été levés suite à de fermes pressions sur les pouvoirs publics émises par des ambassades occidentales à Alger. Des journaux, dont Liberté, choisissent de quitter les imprimeries d'Etat au bénéfice de celles d'El Watan et El Khabar. Les sociétés d'impression d'Etat, en activité à Alger, Oran, Constantine et Ouargla pour le Sud, gardent cependant la haute main sur la fabrication de la grande majorité des titres. Cette maîtrise du jeu permet aux pouvoirs publics d'en faire un redoutable levier de manipulation des «lignes éditoriales» des journaux, ou de ce qui en tient lieu. L'opacité qui entoure la gestion des relations commerciales entre ces sociétés publiques d'impression et les clients éditeurs privés est telle que ne ressortent, de temps à autre, que des bribes d'infos sur des factures (souvent faramineuses) impayées. En 1989 étaient éditées, par l'Etat (seul opérateur du secteur) 14 publications d'informations générales : 6 quotidiens (dont 2 en langue française), 4 hebdos (dont 2 en langue française) et 4 mensuels. En 2000, le nombre de quotidiens a été porté à 31, avec la création de 25 titres privés. Ce «score» est porté à 68 titres à la veille du lancement de la campagne électorale du second mandat de M. Bouteflika. Comme de juste, les mois précédant l'échéance — et celle d'avant le 3e mandat — ont été créés de nouveaux titres par les grâces des cercles présidentiels(1). Les données actualisées par le ministère de la Communication au 31 mars 2011 indiquent une nouvelle progression du nombre de quotidiens. Il est de 51 pour les titres en arabe, et de 44 en français. Le nombre des hebdos, respectivement dans ces langues, est de 23 et 12. La tendance dans cette périodicité est à la baisse du volume de publications. De 98 titres en 2007, il a chuté à 59 en février 2010, et 25 en mars 2011. En matière de revues spécialisées, la floraison de titres par rapport à 1970 est saisissante. Inexistantes en 1970 et 1980, les revues généralistes sont au nombre de 57 en 2010. Celui des revues spécialisées est porté à 95 en 2010. Les jeux des pouvoirs publics : affaiblir ou encourager des publications et «noyer» l'offre par le nombre La manne de pub a été souvent assurée des deux mamelles (régie ANEP gouvernementale et annonceurs privés, essentiellement les succursales des multinationales), pour des patrons de journaux sachant slalomer entre desiderata des pouvoirs publics et clientélisme des gros annonceurs étrangers. Dans la majorité des entreprises du domaine, elle a rendu de plus en plus réduit, voire dérisoire, le produit de la vente du journal à ses lecteurs. L'opacité régnant généralement en la matière ne permet pas d'avancer des données fiables. Notons cependant qu'El Khabar tire de ses ventes plus de 50% de ses recettes globales et El Watan 30%. On note une absence effarante de tout moyen de régulation du marché de l'édition de la presse d'information. Subséquente à cette situation, aucune évaluation sérieuse des ressources mises en œuvre dans les entreprises n'est possible. Alors que les journaux marocains, par exemple, se sont engagés dès l'année 2001 dans les procédures de vérification et publication des chiffres de diffusion, en partenariat avec l'Office de justification de la diffusion (OJD), ce n'est qu'en 2009 que le premier journal algérien (El Watan) a fait ce saut, El Khabar et En- Nahar lui ont emboîté le pas en mai 2011. S'il règne comme un marécage dans la régulation et une opacité chronique sur la vie économique des entreprises du domaine, on enregistre aussi, périodiquement, la publication, à grand renfort de publicité, de résultats de sondages promotionnels sur le succès des titres, sans réelle structure de validation. L'ouverture du marché de la publicité en Algérie est récente. Elle a accompagné la naissance de la presse privée, et de la pénétration des firmes transnationales dans le pays au début des années 2000, dans la foulée d'une sécurisation pour certaines affaires. L'Agence nationale d'édition et de la publicité (ANEP) est engagée dans une factice concurrence avec des succursales de grandes boîtes de communication étrangères et près de 4000 agences privées de moindre envergure. L'ANEP jouit encore, au printemps 2011, du monopole (même écorné) sur le portefeuille des annonceurs algériens de droit public. En juin 2010, le cabinet d'étude en marketing et publicité Sigma (activant au Maghreb) a estimé le volume de la cagnotte publicitaire algérienne à 12,9 milliards de DA (près de 130 millions d'euros). Elle est ainsi ventilée entre les médias : télévision : 39% ; presse écrite : 35,1% ; affichage ; 16,1% et radio : 9,8%. Les succursales des multinationales sont inscrites au Top dix des plus grandes agences, selon l'étude de Sigma. Même si, en toute logique, les gros annonceurs et leurs agences privilégient leur ventilation de planning des campagnes publicitaires sur les titres de journaux les plus vendus — ou qui, ces derniers temps, subissent le moins de méventes — on observe que des petits journaux reçoivent leur («petite», mais c'est déjà ça) quote-part de la cagnotte. Dérogeant remarquablement à la règle de choisir naturellement un média accrocheur et porteur de cibles les plus larges à qui fournir un produit publicitaire, les succursales des firmes étrangères et leurs agences «payent» pour ne pas être taxées de «favoritisme à telle ou telle ligne éditoriale», dans un pays où la suspicion perdure sur «la main de l'étranger», a fortiori dans le domaine de presse. L'arsenal répressif mis en œuvre par les pouvoirs publics afin de réduire la liberté d'informer a laminé aussi, de l'intérieur, les capacités des journalistes à défendre le plein sens de leur travail(2). L'une des conséquences bien lisibles de cela est, en l'absence d'une censure préalable des publications, le regain de l'autocensure, avec sa facture la plus largement pratiquée : évitement des sujets délicats, en particulier la gangrène de la corruption ; et recours à une marée de titrailles et de photos, souvent copiées collées de médias étrangers, tendant à racoler le regard sur les sujets édulcorés ou sensationnels, de people, et encore plus de football. Subséquent à cette logique, un phénomène singulier marque la presse de droit privé : la quasi-inexistence de titres hebdomadaires ou bimensuels d'information générale. Des titres ont été lancés pourtant au début de la décennie, essentiellement parce que le coût — sur tous les plans — qu'ils pouvaient représenter semblait à leurs initiateurs moindres que ceux d'un quotidien. La plupart n'ont duré que quelques années sinon quelques mois. De fait a été délaissé tout le domaine des publications périodiques à même d'ouvrir des espaces rédactionnels de mise en perspective, d'investigation et de critique des réalités. Là aussi, les jeux des pouvoirs publics ont eu gain de cause : un rétrécissement draconien du champ du journalisme a été déterminé. Au détriment des lectorats, qui auraient pu enrichir leurs connaissances du pays via la presse, autrement que par le «bourdonnement des faits quotidiens», si mal interrogés et vite tombés dans l'oubli. Déficit des capacités d'organisation, précarité, et repères d'identité éclatés Si aucune statistique fiable n'existe, les observateurs estiment le nombre des journalistes algériens entre 3500 et 4000 personnes. L'opacité quasi-totale entourant la composante est le fait essentiellement du trop grand nombre d'entreprises éditrices employant de jeunes journalistes pigistes sans aucune déclaration, ni au fisc ni aux organismes de protection sociale. Le flou total caractérisant l'identification au niveau déjà formel du nombre et de la diversité des statuts des individualités en activité dans la corporation vient brouiller davantage les caractéristiques d'identité professionnelle proprement dite. Dans cette nébuleuse de composante, la profession est éclatée à au moins trois niveaux de ses repères fondateurs. Le premier tient des différences marquées entre les niveaux d'études ou/et de formation professionnelle des travailleurs du secteur. Avec les départs (assassinat et exil des années 90 et à la retraite) des «anciens», les jeunes journalistes affichent des diplômes plus élevés, mais souvent déficitaires de formation pratique au journalisme. Le second axe de différentiation a rapport avec les revenus des journalistes. Un large volant de main- d'œuvre de jeunes, voyant en la profession un job ou l'accès à une vocation, est fourni régulièrement par le système de l'Enseignement supérieur. Le troisième paramètre tient de l'idéal même investi dans le travail : entre gagne-pain et sinécure, les journalistes algériens n'ont pas encore construit les fondements d'une identité en mesure de faire école fédérant des valeurs du journalisme. Le décret exécutif du Premier ministre de juin 2008 portant statut des journalistes a initié un régime spécifique devant régir les relations de travail des journalistes algériens au sein de leur entreprise ; et le droit à l'obtention d'une carte d'identité professionnelle, le respect de la propriété intellectuelle, et le droit à la formation et l'évolution dans la carrière. Il dispose aussi de clauses protégeant le journaliste contre des pressions éventuelles dans son travail de recherche et de contact avec ses sources d'information. Prometteur en termes de droits reconnus aux journalistes (couverture de déclaration à la sécurité sociale notamment), ce texte est resté lettre morte. Notons qu'aucun mécanisme efficace n'a été prévu pour contraindre les propriétaires des journaux à respecter les droits matériels (ni moraux) des journalistes. Cautère de circonstance, ce texte réglementaire a été bien programmé à une usure mort-née. Sur le plan de l'organisation professionnelle, des structures se sont constituées, «à la va-vite», et en déperdition de combativité par rapport à l'élan d'émancipation du Mouvement des journalistes algériens (MJA), maturé dès février 1988. Le potentiel de combativité de cette organisation n'a pas eu de sérieux rebondissements dans les décennies 1990 et 2000. Et d'abord du Syndicat national des journalistes (SNJ), monopolisateur des capacités et combat de la corporation, et réduit ces dernières années à de strictes annonces de «renouvellement d'adhésion» à l'orée de chaque 3 mai, Journée internationale de la liberté de la presse, sans avoir réalisé ne serait-ce qu'un congrès de bilan d'activités en une décennie. A l'orée du scrutin présidentiel d'avril 2004, les cercles promotionnels FLN du candidat Bouteflika (en exercice) ont créé une nouvelle structure organisationnelle à caractère de syndicat — la Fédération nationale des journalistes algériens (FNJA). Des journalistes y ont été cooptés pour piloter son «congrès constitutif». Comme en défensive contre le Syndicat national des journalistes (SNJ), plutôt acquis au candidat Ali Benflis, présumé sérieusement challenger de M. Bouteflika. Dès la réélection de ce dernier, la structure fut mise en veilleuse. Signe des temps, début juin 2011, le ministre de la Communication ne trouve d'autre solution pour associer les professionnels au «changement» que d'inviter ces coquilles vides à participer aux discussions sur un nouveau texte de loi du domaine, et excluant manu militari les représentants de l'Initiative nationale pour la dignité des journalistes (INDI), fédérateurs depuis le début du printemps des revendications de leurs confrères. En avril 2011, ils ont formalisé une plateforme d'une douzaine de revendications et dégagé de la centaine de professionnels ayant suivi les débats un comité de dix délégués chargés de les représenter. Outre des exigences liées à l'activité professionnelle, dont l'abrogation de la criminalisation du délit de presse inscrite dans le Code pénal, ils ont revendiqué des droits sociaux, inscrits clairement dans «l'adoption d'une grille des salaires nationale spécifique aux journalistes, l'élaboration de conventions de branches». Dans ce même contexte, on a aussi noté la multiplicité des mouvements de revendication au sein des médias publics : Agence gouvernementale Algérie Presse Service, Entreprise de radio ENRS et l'Entreprise de télévision publique ENTV. Des embryons de syndicats y ont été initiés, alors que depuis l'indépendance du pays, les syndicats maison, strictement encadrés, ont régné sur l'expression des travailleurs de l'audiovisuel. Complaisance, connivence : la tentation du «journalisme de promotion » Le Premier ministre, Ahmed Ouyahia, est réputé pour son «art» du sarcasme et son arrogance envers les militants de l'opposition et des journaux frondeurs. L'une de ses sorties, en avril 2011, en constitue une perle. En pique à la «nature hétéroclite» des lignes éditoriales des plus significatifs quotidiens algériens, il a asséné : «Le directeur du Quotidien d'Oran est un proche et un fervent défenseur du programme du président de la République. Dans le même journal, il existe un militant du RND, mais le comble est que le journal renferme (sic) un journaliste responsable qui est militant des droits de l'homme et qui fait dans l'opposition.» A la même conférence de presse, sur les questions liées à la corruption qui gangrène l'économie nationale, d'un revers il retourne leurs critiques aux journalistes qui osent informer sur le sujet en pointant la vénalité qui ronge dangereusement la presse privée. «Ceux qui parlent de corruption actuellement n'avaient aucunement évoqué le problème de Khalifa et de Djezzy à l'époque où ces deux groupes étaient florissants. Ils ont d'abord mangé la publicité et ont, ensuite, critiqué Khalifa et Djezzy quand leur problème est devenu public.»(3) Le chef de l'Exécutif joue sur du velours quand il tient ce type de discours «donneur de leçons». En effet, le déficit très grave en matière de respect des règles et usages d'éthique et de déontologie est bien ancré dans le monde du journalisme algérien. Pourtant, une Charte de l'éthique a été établie sous l'égide du Syndicat national des journalistes (SNJ) le 13 avril 2000, et le Conseil supérieur de l'éthique et de la déontologie a été mis en place alors. Ni la structure ni le texte n'ont influé sur les pratiques. Mis à part le dispositif classique de contrôle économique des entreprises (fiscalité, inspection du travail, etc.) — infligé sporadiquement comme moyen d'intimidation contre telle ou telle publication frondeuse... — aucune régulation n'existe en matière de presse de droit privé. L'opacité subséquente de gestion interne et de respect de la profession du journalisme tranche gravement par rapport au credo de transparence communément projeté sur ces «maisons» qui devraient assurer «le droit à l'information des citoyens».