Limités dans leur expression sous le régime de l'ancien président tunisien, les graffeurs tunisois Sk-one et Meen-one profitent de sa chute pour tagguer les résidences des membres de son clan. Aujourd'hui, celle de son beau-frère, Belhassen Trabelsi. «C'est un plaisir d'attaquer leur ex-royaume. C'est devenu notre paradis : celui des graffeurs.» Une immense bâtisse abandonnée. Plus de fenêtres, plus de meubles. Ne restent que les murs blancs, quand des pans entiers n'ont pas été défoncés. Tout n'est plus que ruine, vestige d'un riche «royaume» subitement effondré. Bienvenue dans le palais de Belhassen Trabelsi. Cinq rayons rouge sang illuminent le coin inférieur gauche d'un mur blanc resté intact. De ces traits, Meen-one tire avec sa bombe noire des flèches arquées. «Maintenant, on peut tagguer où on veut, poursuit l'artiste de 22 ans. Mais rien n'a changé. Ben Ali est l'une des raisons qui m'a poussé vers le graffiti.» Le régime tombé, il utilise toujours cet art pour attaquer le système : «Les messages derrière mes graffitis insinuent qu'on résiste, qu'on est là. Sous Ben Ali, je dessinais des poupées vaudous. Avec leurs bouches cousues, elles symbolisent l'impossibilité de s'exprimer. Elles traduisent mon désaccord avec le régime.» Art révolutionnaire Avant le 14 janvier, jour du départ de Ben Ali, la petite ouverture béante dans les remparts qui entourent la demeure n'existait pas. Un vendredi de juillet, Meen-one s'y glisse avec une dizaine d'autres artistes. Après une brève visite des trois étages de la baraque, il choisit son mur, face à la cour devant l'entrée, et joue directement de ses bombes rouge et noir. «Mes graffitis ne sont pas décoratifs ni fun, avec plein de couleurs. C'est un style très hardcore, qui n'est pas lisible.» Avant d'appliquer une laque sur un graffiti encore difficile à cerner, Meen-one fume une cigarette, debout, sur ce qui était le cadre d'une baie vitrée. Face à lui, son œuvre à moitié achevée : une explosion de courbes et de flèches. «Ces couleurs, le rouge, le noir et le gris aussi font de cet art un art révolutionnaire.» GRIFFER LES MURS DES TRABELSI Le trait est tout autre, sa signification aussi. La toile, elle, est toujours la résidence de Belhassen Trabelsi. Sur une surface de deux mètres sur trois, le plan est déjà posé : une signature, «Sk-one», écrite avec des traits eux aussi arrondis. «Je suis passé par là, plaisante le graffeur de 27 ans. Ce n'est pas une maison, c'est un palais. C'est vraiment inspirant.» Passé par là, peut-être, mais dans le salon du beau-frère de Ben Ali, pas de politique. «Ça ne m'intéresse pas. Je préfère faire ce que j'aime», explique Sk-one, en remplissant d'orange la première lettre de son nom d'artiste. Loin de la politique, mais sous Ben Ali, elle rattrape le graffeur : «Je me demandais quand même si ce que je faisais allait choquer ou déranger. Maintenant, je ne pense plus. Je n'ai pas de limites.» Une limite, les graffeurs en ont cependant rencontré une à l'arrivée. Cinq bombes ont été perdues dans un puits, devant l'ouverture traversée deux heures plus tôt. «Ce n'est pas grave, cinq bombes, ce n'est rien», relativise Sk-one. Cette perte est pourtant symbolique du graffiti en Tunisie. Si les graffeurs luttaient pour leur liberté d'expression sous Ben Ali, c'est une lutte matérielle qu'ils mènent aujourd'hui. «On n'a pas le matériel nécessaire ni la bonne qualité des bombes, déplore Meen-one. On ne trouve pas les moyens, mais on se débrouille avec ce qu'on a. On mixe par exemple des bombes importées avec celles qu'on achète ici pour peindre des graffitis de plus ou moins haute qualité.» Sk-one est pourtant le premier graffeur à avoir été exposé en Tunisie. Douze de ses toiles ont été accrochées dans une galerie de La Marsa, au nord de Tunis. La moitié d'entre elles ont été vendues. Les deux artistes ne désespèrent pas, le graffiti tunisien gagne en popularité. «Quand j'ai commencé, j'avais l'impression d'être le seul à tagguer en Tunisie, confie Sk-one. Mais même si ça prend du temps, c'est en train de changer.»
- Antonino Galofaro, avec Sami Boukhelifa et Nicolas Burnens