La répression sanglante du régime de Bachar Al Assad a poussé près de 15 000 Syriens à se refugeier dans des camps de fortune mis en place par le gouvernement d'Ankara aux frontières avec la Syrie. Yaladagh, Al Tounouz, Haji Bacha, Al Rihania, si ces noms ne vous disent pas grand-chose, pour les rescapés des villes martyres comme Lattaquié, Jisr Al Choughour ou Jebel Al Zaouïa, ils sont synonymes de détresse, d'exil et de souffrance, mais peut-être aussi un passage obligé avant qu'un nouveau soleil se lève sur la vallée de Damas… Antaquia (Turquie). De notre envoyé spécial Nous vivons dans une grande prison à ciel ouvert. Rajep Tayep Erdogan, le Premier ministre turc, a dit que nous étions ses invités. Mais regardez la façon avec laquelle la Turquie accueille ses convives.» Ainsi s'exprime Abu Ali, 49 ans, réfugié syrien de la ville de Jisr Al Choughour. Il vit depuis plus d'un mois dans le camp de Yaladagh, à 40 km au sud de la ville turque d'Antaquia, aux frontières avec la Syrie. Abu Ali a fui sa ville natale avec sa femme et ses deux enfants. Il espérait trouver un peu de calme et d'humanité dans ce camp de réfugiés de 2000 personnes. Mais c'était sans compter avec la gestion catastrophique de cet espace par le Croissant-Rouge turc. «Les conditions de vie sont difficiles. Il y a deux points d'eau pour plusieurs centaines de familles. Les toilettes ne suffisent pas. La nourriture laisse à désirer et la chaleur atteint parfois 40°C à l'ombre. Comment les autorités turques osent-elles parler, dans ces conditions, d'un accueil humain et fraternel ?», se plaint-il. Sa femme, enceinte, lui emboîte le pas : «Les femmes enceintes vivent un interminable cauchemar. Pas de suivi médical de la grossesse ni de nourriture adéquate. On nous a demandé d'inscrire nos noms sur une liste pour recevoir des repas améliorés, mais personnellement je n'ai rien vu depuis que je suis dans ce camp. Il semble que certains gestionnaires détournent les aides alimentaires et médicales qui nous parviennent de l'ensemble des villes et régions de Turquie.» Pour accueillir le flux de réfugiés syriens ayant fui la violence du régime, la Turquie a installé cinq camps aux frontières. 15 000 personnes environ ont traversé la frontière depuis le début des violences, en février dernier. Au camp de Yaladagh, l'un des plus grands centres ouvert à Antaquia, la vie est loin d'être un long fleuve tranquille. Fermé comme une prison à toute personne étrangère, l'entrée est surveillée, nuit et jour, par des policiers turcs en civil et en tenue. Leur mission : empêcher toute personne étrangère d'y entrer ou de prendre des photos. Mais sortir est en revanche plus facile. Indifférence totale Les autorités d'Ankara, pour ne pas s'attirer les foudres du régime de Bachar Al Assad, ont multiplié les stratagèmes et les contraintes dans le but de pousser les réfugiés à quitter le camp et retourner chez eux : coupure quotidienne d'eau de plus de cinq heures, coupure d'électricité, mauvaise nourriture et absence d'une véritable prise en charge médicale des malades à l'intérieur du camp sont le lot de ces hommes et femmes qui ont fui à pied et souvent la nuit la Syrie de Bachar Al Assad. «Nous sommes devenus soudainement des invités encombrants», explique Sofiane, un jeune Syrien de 34 ans, désigné coordinateur et représentant des réfugiés du camp de Yaladagh. «La Turquie a changé sa politique vis-à-vis des réfugiés syriens. Au départ, les militaires postés au niveau des frontières et le Croissant-Rouge nous facilitaient l'entrée dans les camps et conduisaient même certains blessés vers des hôpitaux. Aujourd'hui, c'est le contraire qui se passe. Il est pratiquement impossible pour un nouveau réfugié d'intégrer un camp, alors que la violence contre les civils syriens s'est exacerbée. Ne voulant pas avoir de problème avec Damas et sauvegardant ses intérêts économiques d'abord, Ankara cherche à éviter une confrontation politique avec la Syrie au nom de ses intérêts supérieurs. Quant à nous, réfugiés, on peut toujours crever, de surcroît dans l'indifférence la plus totale.» «Nous ne retournerons que lorsque la Syrie sera indépendante» Pour exprimer leur mécontentement, les occupants des cinq camps de réfugiés ont plusieurs fois organisé des manifestations et des sit-in à l'intérieur des centres. Ils exigent du Croissant-Rouge turc une meilleure prise en charge alimentaire et médical ou alors autoriser l'entrée des organisations humanitaires internationales pour leur apporter les secours nécessaires. Ils ont également exigé l'entrée des médias internationaux afin qu'ils montrent «notre quotidien amer», selon Jamil, un autre réfugié de Jabel Al Zaouïa, qui refuse de quitter le camp de Yalladagh avant la tombée du régime. «Nous lançons un appel aux Nations unies et aux organisations des droits de l'homme pour qu'elles nous protègent et pour obliger l'Etat turc à nous considérer comme des réfugiés, avec tout ce que cela suppose comme droits et devoirs, et cesser de nous désigner comme des invités.» Et d'ajouter : «Nous refusons de retourner en Syrie tant que le régime de Bachar Al Assad n'est pas tombé. Certains diront que le Président nous a demandé, dans son dernier discours, de retourner en Syrie. Nous, les réfugiés, refusons le contenu de ce discours. Nous resterons ici, peu importent les conditions de vie. Nous ne retournerons que lorsque la Syrie sera indépendante.» A Yaladagh et à Antaquia, la résistance contre Bachar Al Assad s'organise chaque jour un peu plus. Selon Rody Al Yazidi, coordinateur de la révolution syrienne dans la région, le combat pour une Syrie nouvelle ne fait que commencer et la révolution se nourrit chaque jour du sang versé par les jeunes des villes et des villages. «Je sais que la Turquie a pris le parti de Bachar Al Assad. Mais le temps lui démontrera qu'elle s'est trompée.» Homme d'affaires kurde, Rody Al Yazidi a promis de vendre tous les biens qu'il possède à Dortmund, en Allemagne, pour financer la révolution. Car, conclut-il, «à quoi sert l'argent sans la dignité et la liberté ?».